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Calypso


Horon, fils et petit-fils de forgeron, décida ce jour-là qu'il était grand temps pour lui de partir enfin quérir l'objet de ses désirs et de ses rêves les plus fous. Après avoir ceint son fourreau, pris son épée, chaussé puis lacé ses bottes, enfilé sa fourrure et rempli sa gourde d'hydromel, sa besace de quelques vivres indispensables et sa bourse de pièces de bronze tout aussi précieuses, il quitta pour la première et dernière fois la demeure de ses ancêtres et prit la direction du nord, où se trouvaient, disait-on, les placides Nivéens, dont les mœurs peu conventionnelles échappaient encore à beaucoup, les terres froides, avec leur lot d'ours polaires, de renards blancs et de mammouths, et, sise dans les hauteurs glaciales des Monts Morts, l'immense et majestueuse Tour de Marbre.

Il était âgé de sept ans, lorsqu'il entendit pour la première fois les anciens du village prononcer le nom de Calypso. C'était une princesse, ou bien une reine, racontaient-ils, connue de tous à travers le monde, dont elle était – du moins le prétendait-on – la plus belle femme qui eût jamais existé. Seule au sommet de la Tour de Marbre, elle attendait depuis des siècles qu'un héros valeureux vînt la libérer de sa terrible tourmente. Autrefois, les Nivéens recevaient régulièrement sa visite à l'occasion des solstices, des rituels sacrificiels et des fêtes nuptiales. Avec le temps, cependant, la reine avait fini, semblait-il, par se lasser. On ne la voyait plus alors qu'exceptionnellement, lorsqu'une guerre faisait rage ou menaçait d'éclater. Les Nivéens ne manquaient pourtant pas de lui présenter nombre de prétendants au cours de tournois épiques, de puissants guerriers se battant parfois jusqu'à la mort dans le fol espoir d'obtenir ses faveurs. Las, Calypso ne goûtait guère ce genre de démonstration, qui finit par disparaître totalement. Bien que nul s'osât franchir les Monts Morts afin de lui prouver son courage et sa valeur, il était communément admis que celui qui s'en irait la rejoindre au sommet des Monts Morts et de la Tour de Marbre deviendrait à tout jamais roi.

Le moins que l'on pût dire était qu'Horon n'avait, comme on dit, pas froid aux yeux. Point ne l'effrayaient la neige et la glace, et les monstres qui dans les blanches ténèbres des Monts Morts se tapissaient ne l'inquiétaient pas davantage. Au pays, on le disait fou. Lui-même se considérait plutôt téméraire. Mais peu lui importaient les qualificatifs dont il se pouvait qu'on l'affublât ici et là. Fort d'une vision, d'un rêve, d'un idéal entrevu des années plus tôt – de longs cheveux blonds tombant en une cascade ondulée dans l'eau pure et glacée d'une fontaine d'améthyste –, il parcourut des kilomètres à pied sans faire la moindre halte.

C'est son corps, qui finalement le ramena de force à la raison : la nourriture et la boisson remplacèrent brutalement dans son esprit les images de déesse à chevelure d'or. On ne vit pas d'amour et d'eau fraîche, lui avait un jour dit son père. Surtout si l'on n'a pas d'eau fraîche, se dit Horon, sur le point de pénétrer dans la Cité des Gris. Cette ville de taille modeste, au milieu de laquelle trônait le frêle château d'un souverain discret, portait bien son nom : les habitants avaient pour la plupart le visage blafard, usé par le vent et le froid. Les enfants eux-mêmes faisaient plus que leur âge. Au fond, pourtant, c'étaient tous de braves gaillards, quelque peu pessimistes, certes, mais rompus aux arts du commerce et du combat, fiers et vaillants quoi qu'il pût leur advenir. Du haut de son mètre quatre-vingt-dix et tout en muscles, Horon ne dépareillait pas – seul son air serein, voire guilleret, le rendait étrange aux yeux de la population locale.

Pris d'assaut par la faim et la soif, il finit par se décider à se réfugier dans une petite auberge, au centre de la cité. Là, les racontars allaient bon train, les histoires muant au gré des litres d'alcool ingurgités, nourries tout autant par l'ivresse des uns que par la relative naïveté des autres. Au fond, vous savez, confia l'aubergiste à l'étranger, ce sont de bien bonnes gens, qui aiment, comme leurs ancêtres avant eux, se raconter des histoires – si vous voyez ce que je veux dire. Et je vois à votre accoutrement, ajouta ce dernier cependant qu'il lui versait une pinte de bière et lui servait une assiette de haricots accompagnés de bœuf cru, que vous n'êtes pas là pour les écouter, mais bien plutôt pour les vivre, si vous me permettez. Horon ne répondit pas, trop occupé qu'il était à se remplir la panse. Où allez-vous, comme ça ? s'enquit le vieux bonhomme. Je vais où le vent me porte, finit par répondre Horon, entre deux bouchées. Et où le vent vous porte-t-il ?

– Au sommet des Monts Morts, dans la Tour de Marbre, déclara fièrement le jeune fauve.

Silence dans la salle. Tous avaient soudain cessé de raconter pour observer le malheureux qui avait proféré ces paroles, stupéfaits. L'aubergiste, quant à lui, ne paraissait pas plus décontenancé que cela.

– Tu n'es pas le premier, fit-il tandis que les discussions reprenaient.

– Et je ne serai peut-être pas le dernier. Mais je suis prêt à prendre le risque, coûte que coûte. Cela fait des années que ce périple est prévu. Personne ne pourra m'arrêter, j'en jure devant les dieux.

– Calypso... Tant d'hommes sont morts pour elle. Une chimère, rien de plus. Elle est sûrement très belle – si toutefois elle existe –, mais je ne suis pas sûr qu'elle vaille réellement la peine de sacrifier sa vie sur l'autel de son amour. Elle a voulu rester seule ? Eh bien, soit, qu'elle le reste ! Enfin, je n'ai pas l'intention de te détourner de ta voie. Tu as fait ton choix, après tout.

– Mais ? l'encouragea Horon.

– Crois-en mon expérience : tu croiseras sur ton chemin bien des jeunes filles prêtes à épouser un jeune homme hardi comme toi. Tu seras tenté d'abandonner ta quête à de nombreuses reprises et de t'installer avec l'une d'entre elles, peut-être même plusieurs. Il se pourrait également que tu te trouves en cours de route une bataille qui soit digne d'être menée. Peut-être y perdras-tu la vie, peut-être en reviendras-tu couvert de gloire. Et si par malheur il te prend de poursuivre malgré tout jusque dans les Monts Morts, tant de dangers t'y guetteront que, pris de regrets, tu auras tôt fait de t'en retourner chez toi pleurer dans les jupes de ta future femme – si tu n'es pas mort entretemps.

– Je vous trouve bien pessimiste, dit Horon d'un air sombre.

– Je suis seulement réaliste, mon petit, réaliste.

– Dans ce cas, je fais ici le serment de parvenir à mon objectif un jour prochain, quand bien même cela me prendrait-il le temps d'une vie.

– Tu es un homme courageux. Et complètement fou. Bon vent ! termina l'aubergiste avec un sourire triste sur le visage.



Après une nuit de sommeil à l'étage, dans une chambre gracieusement prêtée par le propriétaire des lieux en gage de soutien, Horon repartit le lendemain matin, prêt à en découdre, dût-il affronter les démons du vermeil. Peu à peu la poussière de la Cité des Gris quitta ses bottes, et bientôt s'étendirent sous ses yeux ébahis les plaines gelées de la Voie du Nord. Il marcha des jours durant, se servant avec parcimonie des victuailles que lui avait données son nouvel ami pour se sustenter et reprendre de l'énergie, l'hydromel suffisant à lui redonner vigueur et volonté la plupart du temps.

Une nuit qu'il s'était réfugié dans une anfractuosité rocheuse afin de s'y reposer quelques heures, Horon fut réveillé par un curieux mélange de voix, de tambours et de bruits métalliques. En contrebas, Horon perçut les flammes d'un imposant bûcher, autour duquel des soldats ivres-morts dansaient et riaient, profitant probablement du peu de temps qu'il leur restait avant la prochaine bataille. Sans trop savoir pour quelle raison, le jeune aventurier sortit de son abri pour leur rendre une visite et quémander, au passage, un peu d'alcool.

Une fois près du campement, Horon put estimer enfin le nombre des guerriers : ils étaient plus d'une centaine au bas mot. Parmi eux, des hommes de toute taille, tous bien blancs et bien bâtis, signe qu'il s'agissait là d'un bataillon nordique. Peut-être deux citadelles ennemies s'apprêtaient-elles à entrer en guerre.

– Ami, ou ennemi ? fit une voix caverneuse, dans son dos.

Le sang d'Horon ne fit qu'un tour, qui le fit en un mouvement se retourner et sortir son glaive afin de le pointer en direction de l'intrus – mais l'intrus, pensa-t-il après avoir entrevu l'expression goguenarde de son adversaire, c'est moi.

– Alors, Horon, tu ne reconnais pas un vieil ami ? poursuivit l'inconnu.

L'homme était grand – deux mètres environ. Ses muscles saillaient sous des vêtements visiblement trop étroits pour lui. De sa personne émanait une impression de confiance et d'assurance, probablement le fruit d'une longue expérience, comme en pouvaient témoigner les quelques rides qui sillonnaient son visage. Et cette voix, ce ne pouvait être que...

– Fenrir ! Ça alors ! Je ne pensais jamais te revoir ! s'exclama Horon.

– Quand j'ai quitté ma famille et le village, il y a cinq ans, je ne m'imaginais pas non plus te retrouver un jour ! Il faut fêter cela dignement.

Tous deux se prirent fermement par les épaules en signe d'amitié, puis se dirigèrent au cœur des festivités. Là, Fenrir lui présenta ses frères d'arme et lui tendit une coupe pleine à ras bord d'eau-de-vie. Horon la but d'une traite. Il fut aussitôt par tous accepté.

– Demain, nous combattons les troupes du roi Garm, lança Fenrir après quelques litres. Nous avons peu de chance de vaincre, mais nous défendons ici nos femmes et nos enfants de l'invasion des Malirs. Avec à nos côtés quelqu'un tel que toi, rompu comme tu l'es au maniement de l'épée, nous aurions plus de chances face à ces monstres. Qu'en dis-tu, Horon ?

Après quelques instants d'hésitation, peu surpris par la proposition de son ami d'enfance, Horon lui répondit en ces termes :

– Ce n'est pas le but de mon voyage, tu t'en doutes. Je suis à la recherche de Calypso, la reine immortelle dont parlaient autrefois les anciens. Cependant, je ne puis me résoudre à te laisser combattre seul en sachant pertinemment que mon aide pourrait t'être d'un quelconque secours. Par conséquent, demain, tu pourras me compter parmi tes rangs.

– Que les dieux soient loués ! Tu seras bien payé, cela va de soi. Et tu pourras prendre femme chez nous, à Norcastel, ajouta gaiement le géant.

Autour d'eux, les hommes, épars, commençaient à s'allonger et se couvrir afin de rejoindre au plus vite les premières lueurs de l'aube. Dans l'air flottaient encore les odeurs d'herbes diverses, et l'on pouvait déjà sentir, au loin, les relents de sueur, de fer et de sang qui le lendemain leur rempliraient les narines. On ne rêva point, cette nuit-là. Mis à part Horon, qui revit en songe les cheveux ondulés de sa belle au Mont dormant.

C'est au son du cor, qu'il se réveilla, Fenrir lui enjoignant d'empoigner sa lame au plus vite afin d'exterminer leurs agresseurs – les Malirs arrivaient en masse, et la lutte promettait d'être sans merci. Encore englué dans sa torpeur onirique, Horon se ressaisit rapidement, engloutit le peu d'hydromel qu'il lui restait dans sa gourde et fit quelques étirements avant que de se lancer à l'assaut des troupes adverses sans avoir pris le temps de réfléchir à la moindre stratégie, sans même avoir pris le temps de repenser à l'inatteignable Calypso. C'est pour toi, que je me bats aujourd'hui, finit-il par lancer, comme il bandait ses muscles en position d'attaque.

L'infériorité numérique de Fenrir et de ses compagnons était nette : ils se battaient à un contre trois. Très vite, les coups de lance et d'épée fusèrent, les chevaux ruant et tombant à mesure que les coups pleuvaient sur les têtes, les jambes, les bras, les mains et les poitrines à moitié découvertes. On hurlait, on vociférait, on rugissait. Des deux côtés, les corps tombaient et s'amoncelaient en de putrides amas cependant que le sang coulait à flots. La rage et le courage des habitants de Norcastel ne laissaient que d'impressionner leurs farouches opposants, mais ces derniers rivalisaient de force et de rapidité. Horon lui-même se sentait dépassé. Son épée tranchait dans le vif et faisait gicler à tout va des gerbes de sang – la puanteur de la mort, insoutenable, commençait à se faire sentir –, mais à ce rythme il ne tiendrait pas longtemps. Fenrir, non loin, faisait tournoyer sa masse d'arme au-dessus de sa tête, emportant au passage celle des hommes qui lui faisaient face. Les lambeaux de chair volaient en tous sens. Au bout de quelques dizaines de minutes à peine, il ne restait plus déjà qu'une vingtaine de guerriers encore en vie sur le champ de bataille. Dans le camp de Fenrir, ils n'étaient que cinq, y compris Horon. Ces bêtes assoiffées de sang se dévisageaient en silence. Un silence que seul venait troubler le bruit sourd de leur forte respiration. Tous étaient essoufflés. Mais tous en redemandaient.

Transpirant, haletant, tremblant de haine, ils s'accordaient de part et d'autre un peu de répit.

Après un court instant, les quinze Malirs se ruèrent sur les cinq survivants, piétinant sans vergogne les corps inertes de leurs propres camarades. Horon, dans un hurlement d'une violence inouïe, se lança ruisselant de sueur et de sang dans un dernier assaut désespéré, suivi de Fenrir, exultant, et des trois autres soldats, qui n'acceptèrent de mourir vaillamment qu'au prix de huit autres vies. Quant aux sept restantes, les deux amis de toujours n'en firent qu'une bouchée, tranchant ici quelque jugulaire mal protégée, là quelque cou par trop exposé. Le tout se termina dans un fracas de marteaux et de massues, de membres broyés et d'os brisés, de métal et de crânes pulvérisés. En fin de compte, ne restaient plus que deux hommes exténués, tout à la fois grands vainqueurs et grands perdants : Fenrir et Horon contemplaient, la vue brouillée par le sang, la sueur et la poussière, les centaines de cadavres étendus là, sans vie, tombés pour toujours dans le néant.

– Nous ne les oublierons pas, commenta Fenrir. Amis comme ennemis, nous honorerons leur bravoure d'une sépulture digne de ce nom pour chacun d'entre eux. Que les dieux soient loués.

Ensemble ils repartirent, en direction de Norcastel. En chemin, ni l'un ni l'autre ne pipèrent mot.



Deux jours s'écoulèrent. A leur arrivée, les Norcastellois les attendaient les yeux emplis de larmes, qui serrant son bébé dans les bras par peur d'une mauvaise nouvelle, qui s'inquiétant de ce que les autres n'étaient pas revenus. Nombreuses furent les femmes éplorées, quand Fenrir leur annonça l'héroïque trépas de leurs bien-aimés. Nous avons gagné, conclut-il après avoir fait le récit de leurs exploits – pour l'instant. Nous ne nous en serions probablement pas si bien sortis si l'homme que vous voyez là n'avait pas été présent : il s'est battu bravement, et a fait honneur aux siens. Réservez-lui donc l'accueil qu'il mérite.

Pendant plusieurs mois, il y eut des fêtes interminables à la mémoire des disparus, des funérailles prodigieuses et d'innombrables banquets. Pendant ce temps, Horon logea chez son ami, dans le chalet que ce dernier s'était construit pour lui et sa famille – une belle femme toute en rondeurs et deux beaux petits garçons. A leur vue, Horon songea à maintes reprises qu'il était peut-être venu le temps pour lui-même de s'installer, de prendre femme et d'enfanter, mais toujours subsistait en lui l'appel de Calypso, seule à l'attendre dans la Tour de Marbre. C'est pourquoi, lorsque les beaux jours revinrent, le valeureux guerrier qu'il était devenu fit ses adieux et repartit vers le nord, en direction des Monts Morts.

– Va, mon ami, lui dit Fenrir aux abords de la ville. Va, si c'est là que tu penses un jour rencontrer ta destinée. Gare à toi, cependant : les montagnes sont dangereuses, et plus d'un péril t'y guette. Peut-être finiras-tu par changer d'avis pour revenir parmi nous.

– Cela ne risque pas d'arriver.

– Ne sois pas si sûr de toi, cher Horon : les plaines franchies, tu devras traverser la cité d'Eropole, et j'aime autant te dire que les femmes d'Eropole ont pour elles des arguments qui pourraient te faire réfléchir, voire même fléchir, si tu n'y prends garde. Il n'est pas en ce monde un homme qui puisse résister à leur charme – elles envoûtent quiconque pénètre les murs de la ville, et nul n'en est jamais autrement ressorti que marié.

– Bah, ce ne sont pas quelques malheureuses femmes qui vont m'impressionner. Seule Calypso l'éternelle, reine des Nivéens et de mes rêves, en a le pouvoir.

– Dans ce cas, fais bon voyage, et bonne chance. J'espère un jour te revoir dans les parages, si les dieux le veulent.

Sur ces mots, les deux hommes se quittèrent comme ils s'étaient retrouvés, après une étreinte longue et chaleureuse, ne retenant leurs larmes qu'afin de ne pas rendre leur séparation plus difficile encore.



Une semaine plus tard, Horon parvenait aux portes d'Eropole. La cité reposait au sommet du mamelon d'une petite colline, protégée par d'immenses conifères, une épaisse muraille et de nombreuses sentinelles. A l'intérieur, d'autres murailles, moins larges, séparaient en cercles concentriques les différents quartiers de la ville, avec, au centre, une magnifique forteresse, bâtie dans un granit poli du plus bel effet, parsemée de fenêtres en ogive et de vitraux multicolores, ornée de tours hautes et fines, de toits garnis d'ardoises et de solides remparts surmontés de créneaux légèrement arrondis, la construction dans son ensemble donnant l'impression d'avoir été placée là par les dieux dans leur infinie munificence, en des temps reculés. Une fois devant les portes de la cité, le jeune guerrier fit savoir aux gardes les raisons de sa visite, qui le laissèrent aussitôt passer – non sans un rictus éloquent.

Si l'on excepte l'architecture excentrique d'une partie des habitations et des commerces, songea-t-il en pénétrant la ville, cet endroit n'a rien que de très normal. Je ne vois pas ici de femmes se déhancher à tout coin de rue, se mettre dans des positions plus que suggestives ou bien encore m'aborder à des fins peu avouables. Sacré Fenrir ! Et moi qui pensais me retrouver dans un lupanar géant ! Réjoui par sa découverte, il observa les passants plus longuement, s'attarda sur leurs étranges accoutrements, se gaussa des queues de renard blanc qui parfois pendaient de leurs couvre-chef, puis finit par se résoudre à chercher une auberge afin de s'y rassasier, de s'y ravitailler et de s'y reposer.

Cet endroit fera tout aussi bien l'affaire ! se dit-il en entrant dans la première taverne venue. De l'extérieur, on pouvait déjà sentir les odeurs d'encens, d'alcool et de pipe entremêlées. A l'intérieur, il faisait sombre, et la lueur ocre des torches accrochées aux murs n'y changeait rien, qui se contentait de multiplier les ombres projetées, autant de fantômes entrelacés dont on ne reconnaissait à la fin plus les propriétaires. La clientèle, pour sa part, était essentiellement constituée de soulards, de jeunes et d'anciens soldats, de vieux barbus à la musculature encore saillante et de femmes à la virilité certaine. On le dévisagea quelques instants à son entrée, puis plus personne ne sembla lui prêter la moindre attention. C'est très bien ainsi, pensa-t-il en s'asseyant à la table la plus isolée, dans le recoin le plus obscur de la salle. Au moins je ne risque pas grand-chose en ces lieux.

– Qu'est-ce qu'on vous sert ? l'agressa le serveur, un petit brun pour le moins dodu.

– De l'hydromel. Et de la viande, la meilleure que vous ayez.

– Alors ce sera de l'ours blanc. Je vais vous chercher ça.

– Merci bien.

Lorsque le serveur se retira, surgit soudain des ténèbres une jeune créature aux formes athlétiques, portant de grosses bottes de marche et recouverte d'une peau de loup. Elle s'assit sans même le regarder à sa table en poussant un long soupir d'épuisement. Pareille nonchalance avait de quoi surprendre, même sur les terres froides. Horon demeura silencieux, réalisant qu'il s'agissait là de la première femme barbare qu'il eût jamais vue de toute son existence. Elle n'avait, physiquement, rien d'attirant, mais il se trouvait dans sa physionomie quelque chose, un je ne sais quoi de mystérieux, qui donnait envie d'en savoir plus à son sujet. Il se demandait comment l'aborder sans paraître trop grossier.

– Je m'appelle Elina, fille et petite-fille de maréchal-ferrant. Je monte aussi bien les chevaux que les hommes, lança-t-elle à brûle-pourpoint. Tu ne savais pas comment m'aborder, alors je fais le premier pas.

– Et moi, je suis Horon, fils et petit-fils de forgeron. Je manie la lame aussi bien que...

Surpris par sa propre audace et l'inconvenance des propos qu'il s'apprêtait à tenir, le guerrier s'interrompit net, puis se reprit :

– Pardonnez, mais je n'ai pas l'habitude qu'une femme m'interpelle de la sorte. Je suis heureux de faire votre connaissance.

– Tu peux me tutoyer. Les hommes d'ici ne font pas tant de manières.

– D'où je viens, c'est pourtant la coutume. Mais si tel est ton désir, je m'en accommoderai, se résigna-t-il.

Elle le fixa pour la première fois dans les yeux. Un léger sourire venait d'apparaître sur ses lèvres, révélant au passage une féminité jusque-là fort habilement dissimulée.

– Et d'où viens-tu, Horon, fils et petit-fils de forgeron ?

– D'Eidebourg, dans le royaume de Domuse, au sud, asséna-t-il avec fierté.

– Si je puis me permettre, qu'est-ce qui amène un puissant homme du sud tel que toi dans un endroit pareil ? Le froid ne t'effraie donc pas ?

– Depuis mon plus jeune âge, je me suis fixé pour mission de me rendre dans les Monts Morts afin de conquérir le cœur de la belle Calypso.

– Je vois. Tu es donc plus naïf que je me l'imaginais. Calypso l'éternelle est une chimère, et rien de plus. La Tour de Marbre elle-même n'a peut-être jamais existé. J'entends bien tes souveraines velléités, mais il n'est point d'idéal en ce monde qui se laisse approcher de près ou de loin, quel qu'il soit.

Le visage d'Elina s'était grandement animé. Cela ne laissa pas Horon, pour endurci qu'il fût, totalement insensible. Il sentait en elle une grande force.

– Je suis bien conscient des risques que j'encours à tenter de la rejoindre en un lieu légendaire. Et je sais ce qu'on dit d'elle, mais la nature illusoire qu'on lui prête ici et là ne m'impressionne guère. J'irai jusqu'au bout, quitte à mourir en homme déçu.

– Je t'admire. Il n'y a pas un être dans cette cave infecte dont on puisse comparer le courage au tien. Pour tout te dire, j'ai besoin d'hommes déterminés dans ton genre à mes côtés...

– Je ne suis pas à marier, l'interrompit prestement Horon.

– Qui parle de mariage ? Je suis une barbare, Horon, pas une femme d'intérieur. Je suis née pour me battre, et non pour m'occuper d'enfants en bas âge.

– Alors quoi ? Que me proposes-tu donc ? s'enquit le guerrier, dont la curiosité venait d'être furieusement piquée.

– La guerre, Horon, la guerre. Dans un mois, les troupes de Garm arriveront aux portes d'Eropole, et nous avons besoin de renforts. Sauf erreur de ma part, nous nous battrons à un contre trois, si l'on excepte les enfants.

– Tu veux parler des Malirs ? Encore eux... Je les ai déjà combattus. Ils sont forts, certes, mais pas invincibles. Si tu as besoin de renforts, j'ai dans l'idée qu'un ami de longue date pourrait t'aider. Quant à moi, je ne saurais me dérober face à semblable requête. Tu peux donc compter sur mon glaive, conclut-il en posant fermement sa main droite sur le pommeau de son épée.

– Je n'en attendais pas moins, fit Elina, visiblement ravie.

A ce moment, le serviteur arriva, quartier d'ours blanc dans une main, pinte d'hydromel dans l'autre, qu'il déposa gauchement entre eux deux.

– Tu n'as rien commandé ?

– Pas encore, répondit Elina, dont le regard fixait avec envie le plat d'Horon.

– Dans ce cas, partageons, s'égaya son interlocuteur en commençant à découper la viande saignante en petits morceaux.



Un mois s'écoula. Comme prévu, les Malirs arrivèrent au nombre de trente mille à dos de cheval et de mammouth, vêtus de cottes de mailles et d'armures métalliques, coiffés de heaumes à bassinet cornus et de casques impénétrables, armés d'arcs et de catapultes, de lances et de hallebardes, de massues et de masses d'arme, de haches, d'épées et de coutelas tranchants comme des rasoirs. La population d'Eropole, réfugiée dans l'enceinte du château, se préparait à riposter : plus de dix mille âmes, hommes, femmes, enfants, tous unis dans un dernier acte désespéré. La peur n'avait pas sa place en leur cœur. Et pourtant, songeait Horon, les hommes de Fenrir ne sont toujours pas là. Nous n'avons aucune chance face à ses brutes. L'issue de ce combat me semble évidente. Pardonne-moi, Calypso.

– As-tu peur de la mort, Horon ? l'interrogea la jeune Elina.

– Il y a quelque chose d'épique, dans la mort, répondit-il. Bien que nous sachions pertinemment que nous allons mourir un jour, nous acceptons de vivre, et jusqu'au bout nous continuons d'exister, jour après jour, avec en nous la conscience de notre inéluctable mort. Chaque matin je me lève, et j'imagine toutes les façons dont il se pourrait que je meure dans la journée. De la plus triviale et stupide à la plus improbable et fantaisiste. Je ne sais pas quel sort les dieux nous réservent dans l'au-delà. Je ne suis pas non plus sûr qu'il y ait quoi que ce soit au-delà du monde visible. Mais il est une chose dont je suis absolument certain : mon heure viendra. La peur naît de l'incertitude et de la crainte de l'inconnu. Je n'ai donc pas peur. Pas plus que les bêtes, qui s'en vont au son de leur approchant trépas s'isoler dans un coin de nature afin de l'y patiemment attendre et d'y trouver la paix dernière.

– Horon, je partage ton point de vue. Toi et moi, nous avons été forgés dans le même métal. Mais c'est une chose d'avoir un point de vue sur la mort, et c'en est une autre d'avoir en face de soi trente mille hommes armés jusqu'aux dents. Je ne donne pas cher de notre vie.

– Quoi qu'il advienne de nous, les dieux seront aujourd'hui témoins de hauts faits et, si nous devons quitter ce monde, ce sera dans l'honneur. Pour ma part, je compte bien me battre jusqu'à la mort.

– Ainsi soit-il, fit Elina, manifestement rassérénée. Il est temps de descendre dans la cour et de rejoindre les autres. Quant à tes amis, j'espère qu'ils sauront se montrer ponctuels.

Il faisait encore nuit. La forteresse n'offrait qu'une seule voie de passage : le pont-levis, qui, en sus de l'enceinte et du fossé qu'ouvert il rendait franchissable, la séparait du reste de la cité, dont les rues avaient depuis la veille été complètement vidées de leurs habitants. Réunis dans la cour pour la plupart – on avait pris soin de placer les enfants dans le donjon souterrain –, ces derniers, équipés d'armes de fortune, haches de bûcheron, scies, pinces de forgeron, manches à balais et couteaux de cuisine, entre autres, et de boucliers le plus souvent confectionnés à partir de couvercles de vieilles marmites, avaient la ferme intention de recevoir l'envahisseur comme il se devait. En hauteur, au sommet de la tour de guet, sur le chemin de ronde et derrière chaque meurtrière, se trouvaient des archers et des archères prêts à décocher au moindre mouvement. Tous n'attendraient probablement pas les instructions d'Elina pour riposter à la première attaque.

En face, les hordes de Malirs se préparaient à lancer le premier assaut : compte tenu du nombre de murailles, on avait jugé inutile d'approcher trop tôt les tours de siège, laissées loin derrière les troupes, mais il paraissait évident que mangonneaux, trébuchets, archers, cavaliers et soldats à pied multiplieraient en vagues ininterrompues les attaques dans l'unique but d'anéantir les défenses humaines et matérielles du peuple d'Elina, conformément aux obscurs desseins de Garm le conquérant. Dans les rangs ennemis, les tambours battaient à plein régime depuis déjà quelques minutes. Un cor finit par sonner, audible à des kilomètres à la ronde. Et ce fut là le début des hostilités.

De toutes parts, il plut des flèches en quantités innombrables. Beaucoup de Malirs tombèrent, transpercés, pour aller se vider de leur sang sous les pieds impassibles de leurs congénères. Mais tombèrent également des hommes et des femmes d'Eropole. Horon leur avait conseillé de ne présenter que leur profil et de placer leur bouclier de manière à protéger leur corps tout entier, mais cela n'empêchait pas certains traits mortels de passer malgré tout. Pendant ce temps, les Malirs catapultaient sans cesse des rochers de tailles variées sur les multiples enceintes, encore et encore, si bien qu'au bout d'une heure à peine il ne subsistait plus en manière de remparts que l'épaisse muraille du château, le pont-levis ne constituant pas en lui-même un obstacle de nature à décourager l'ennemi : rapidement, au moyen de quelques planches et de piliers de soutien taillés sur place, le fossé fut franchi par deux béliers de tête, qui commencèrent alors leur travail de destruction.

– Les portes ne tiendront pas longtemps, à ce rythme-là, fit Horon. Il faut à tout prix les renforcer, si nous voulons gagner un peu de temps.

– Un peu de temps pour quoi faire ? le toisa la barbare.

– On ne sait jamais, peut-être Fenrir nous sauvera-t-il in extremis.

– Puisses-tu dire vrai, grogna-t-elle, puisses-tu dire vrai !

Des poutres furent bientôt placées contre les portes afin de contenir les assauts répétés des béliers. Cela ne serait certainement pas suffisant, cependant. Horon commençait à s'inquiéter, tentant d'imaginer d'autres moyens de repousser l'ennemi, lorsqu'une flèche enflammée vint se planter à deux centimètres à peine de son pied gauche, manquant embraser par la même occasion sa précieuse fourrure. Son regard s'illumina. Quelques secondes plus tard, il quittait son poste en toute hâte.

– Où vas-tu, Horon ? Tu ne songes pas à t'enfuir, tout de même ?

– A quoi bon, il n'y a nulle part où se cacher !

– Alors où cours-tu de la sorte, dans ce cas ? hurla-t-elle par-dessus le vacarme.

– Je leur réserve une petite surprise, fais-moi confiance.

Le sourire aux lèvres, Horon courut prendre dans les cuisines le plus grand nombre de bouteilles d'alcool qu'il lui était possible de transporter à mains nues, après quoi il se rua dans les escaliers de la cour intérieure afin de rejoindre au plus vite le chemin de ronde. Les archers le dévisagèrent un instant, puis comprirent et s'esclaffèrent de bon cœur. Une fois au-dessus de la porte principale, il héla les Malirs chargés de l'enfoncer : tenez, mes braves, aujourd'hui, c'est moi qui arrose ! Aussitôt, sa ruse fortement alcoolisée se déversa sur ces hommes et leurs béliers. Avant qu'ils n'eussent eu le temps de réaliser ce qui leur arrivait, Horon se saisit d'une torche et la leur lança directement dessus. Le résultat ne se fit pas attendre : le feu se répandit en une fraction de seconde et les chocs cessèrent sur le champ, laissant place à d'insoutenables hurlements. Une odeur de cochon grillé remonta jusqu'aux narines d'Horon. L'odeur de la victoire, rugit-il intérieurement.

A cet instant, les premières lueurs de l'aube transpercèrent les ténèbres de leur chaude lumière. Plissant les yeux, le guerrier vit, au loin, briller les armures norcastelloises. Fenrir était donc venu à leur secours, finalement !

– Loués soient les dieux ! s'écrièrent en chœur les archers – et ceux-ci de s'empresser dans un même mouvement d'annoncer la nouvelle aux autres.

Des hourras s'élevèrent de la cour, et tout le château retentit bientôt de cris de joie. Dans les lignes ennemies, déjà bien moins nombreuses et plus clairsemées qu'à leur arrivée, la rumeur se propagea comme un torrent, les moins courageux frissonnant de frayeur à l'idée d'être ainsi tués, alors qu'on avait estimé la bataille gagnée d'avance. On réagit assez promptement, néanmoins : les tours de sièges, tractées par d'imposants mammouths, furent immédiatement avancées jusqu'aux murailles, et les soldats l'escaladèrent afin d'éliminer les archers et d'accéder à la cour.

– Nous ne devons pas céder, ni nous replier, fit Horon d'un ton péremptoire à ceux qui l'entouraient. Nous devons leur résister le plus longtemps possible. La fin est proche. Leur fin, se reprit-il. Tranchez, pourfendez, énucléez, décapitez, surtout pas de pitié pour ces lâches, car c'est bel et bien leur couardise, qui leur coûtera la victoire !

A ces mots, tous sentirent monter en eux-mêmes une force nouvelle. L'instant d'après, les têtes volaient et les os craquaient sous les coups d'épée. Les archers qui en étaient dépourvus se saisissaient de leurs carquois pour en enfoncer les flèches directement dans les corps et les cous de leurs agresseurs.

De leur côté, Fenrir et les siens n'éprouvèrent pas le moindre mal à se frayer un chemin dans les rangs des Malirs, dispersés sur la plaine. Pris au dépourvu, ces derniers ne posèrent aucune difficulté majeure aux Norcastellois, infatigables. Les survivants, quant à eux, prirent la fuite, feignirent d'être morts ou furent faits prisonniers. Mais Fenrir ne pouvait s'arrêter là : dans la forteresse assiégée, son ami l'attendait, pris au piège. Il repartit donc, seul, laissant derrière lui ses troupes épuisées pour aller combattre aux côtés d'Horon.

– Le jour se lève, rouge sang, sur les plaines, et d'ici quelques heures, plus un Malir ne tiendra debout sur ses deux jambes, se dit Elina pour se donner du courage.

La ruse d'Horon n'avait pas empêché les hommes de Garm de pénétrer dans la cour, et la jeune femme commençait à fatiguer. Autour d'elle, les corps s'amoncelaient, anonymes et sans visages. La lutte poursuivait inlassablement son cours. Ses membres endoloris l'empêchaient désormais de se mouvoir avec aisance, et la scène semblait se dérouler au ralenti, comme en rêve – ou, plutôt, comme dans un cauchemar. Sentant une présence derrière elle, Elina se retourna dans un dernier effort de volonté pour asséner un coup fatal à –

– Horon ! fit-elle en se jetant, à bout de souffle, dans ses bras.

– Tiens bon, lui dit-il en la soutenant. Ce sera bientôt terminé. Les Malirs que tu vois ici sont les derniers.

– Mais... Fenrir ?

– Oui. Il a tenu sa promesse. Nous sommes sauvés.

– On parle de moi ?

Au son de cette voix caverneuse, tous deux se retournèrent et virent Fenrir, couvert de poussière et de sang. Derrière lui, la vingtaine de Malirs encore vivants se rapprochait dangereusement, la bave aux lèvres.

– Pas le temps pour les présentations, l'avertit Horon. Nous avons de la compagnie.

– En effet, nous ferions de bien piètres hôtes si nous ne leur faisions bon accueil, ironisa Fenrir. En cercle, mes amis !

Une fois en position, Elina, Fenrir et Horon furent en mesure de parer à toute attaque et de frapper dans toutes les directions : aucune erreur n'était permise. Et aucune erreur ne fut commise. Une fois de plus, le sang gicla sur le pavé par litres, des crânes se fendirent et des yeux quittèrent leurs orbites sanguinolentes. En fin de compte, il ne resta plus que deux malheureux Malirs, peu désireux de se frotter à cette drôle d'équipe. On passa les chaînes à l'un, chargeant l'autre de s'en retourner chez lui conter à son roi la cuisante défaite de son armée.

Sans plus attendre, les vainqueurs, hommes, femmes et enfants, se mirent à ramasser, identifier et brûler les cadavres afin d'éviter toute épidémie. Ce ne fut qu'après deux jours de dur labeur que vinrent les festivités : on pleura les défunts au cours de funérailles dignes de ce nom, loua leurs prouesses au combat, pria les dieux de préserver Eropole de tout nouveau conflit, se félicita mutuellement, se récompensa par maintes médailles et récompenses, puis festoya copieusement, paysans, chevaliers et nobles célébrant ensemble cette paix chèrement acquise. C'est cette occasion, devant une foule rassemblée d'Eropoliens et de Norcastellois, qu'Elina la valeureuse et l'invincible Horon choisirent pour annoncer leurs fiançailles, à la surprise générale. Fenrir en eut les larmes aux yeux. Je te l'avais bien dit, chuchota-t-il à l'oreille de son ami, qu'on ne quitte pas cette ville autrement que marié ! Le roi Lodur en personne consacrerait en temps voulu leur mariage dans le temple divin d'Eropole. Un grand honneur.

– Tu renonces donc à Calypso ? l'avait interrogé sa promise le soir de sa demande en mariage.

– Non. Je pense simplement qu'on ne rencontre pas tous les jours une femme telle que toi. Je fais ici-même en ce jour le serment solennel de t'aimer, de t'honorer et de te donner au moins un fils. Mais je ne puis en revanche te promettre de renoncer à ma quête. Un jour, je rejoindrai Calypso.

– Tu es un homme honnête. Épouse-moi. Je serai toujours tienne, quoi qu'il arrive, dussé-je t'accompagner au cœur des Monts Morts auprès de cette demi-déesse qui t'obsède tant.

– Et moi, je t'aimerai toujours, quoi qu'il arrive, dussé-je y laisser la vie, promit Horon, fier de son engagement.



Neuf mois plus tard, naissait leur première fille, Freya. Puis ce fut le tour d'Améthyste, les yeux mauve et la chevelure aussi brune que celle de sa mère, suivie de Mani, mis au monde un soir de pleine lune. On le disait béni par les dieux. Ensemble ils vécurent des jours heureux et d'autres moins heureux. Les enfants grandirent et les années passèrent à vive allure. Elina se plut à voir ses enfants s'épanouir, apprendre et se forger progressivement leur propre réflexion. C'est sans le moindre regret qu'elle quitta le monde en toute quiétude, un soir d'hiver. Horon pleura chaudement, priant les dieux au pied du bûcher funéraire de l'accueillir parmi les leurs. A Mani, qui venait d'entrer dans sa vingtième année, ce bon père tint en ces termes le discours suivant :

– Il est grand temps pour moi de partir enfin quérir l'objet de mes désirs et de mes rêves les plus fous. Calypso, je le sens, m'attend encore, au cœur des Monts Morts, et je me dois, ainsi qu'à ta mère, de la rejoindre. Pour ne rien te cacher, il est fort probable que jamais je ne revienne. Tu es un homme, désormais : tu te chargeras donc en mon absence de t'occuper des affaires de la maison, de la forge et de tes sœurs. En toute chose, je t'en conjure, mon fils, fais-moi honneur.

– Père, je comprends. Hier encore, vous me parliez de cette Calypso dont je sais finalement si peu. Vous me l'avez vous-même enseigné : sachant sa quête inachevée, nul homme ne saurait trouver le repos. J'endosserai donc ici le rôle qui me revient, et vous promets d'honorer la mémoire de ma mère et la vôtre, en attendant votre éventuel retour.

– Fils, je suis fier de toi.

Sur ce, le vieux guerrier reprit pour la dernière fois son fourreau, qu'il ceignit autour de sa taille, y fourra sa longue lame, enfila, puis laça soigneusement ses épaisses bottes de cuir, empoigna sa gourde et son baluchon, puis s'en fut sans même un regard en arrière, déterminé.



La neige avait recouvert les plaines, et les bêtes amoureuses du grand froid prenaient un malin plaisir à chasser leurs proies immobilisées, qui s'étaient réfugiées sous le duvet d'une blancheur immaculée depuis le solstice. En chemin, Horon se demanda s'il n'avait pas mal choisi le moment de son départ. Au contraire, c'est parfait, finit-il par se dire. Il marcha des jours durant, se nourrissant principalement d'animaux eux-mêmes morts de faim et de froid – et par conséquent bien conservés.

Il lui fallut plusieurs jours pour remarquer la présence, à quelque distance, d'un renard blanc qui, de loin, le suivait à la trace. Une nuit qu'il s'était confectionné sous la neige un abri de fortune, il le vit s'approcher précautionneusement, une patte après l'autre, au ras du sol et les oreilles aux aguets. L'odeur de viande crue l'aura sans doute attiré, se dit-il cependant qu'il lui jetait une fine tranche de lard. La bête, méfiante, la saisit rapidement de ses crocs acérés et s'écarta tout aussi prestement. Horon ne tenta pas de la rassurer, se contentant de sourire en la voyant se lécher avidement les babines. Le rituel se reproduisit à plusieurs reprises et se fit peu à peu de plus en plus régulier à mesure qu'ils se rapprochaient des Monts Morts. C'était une femelle. Horon décida de lui donner pour nom Lina, en souvenir de sa femme, et bientôt le vieux loup solitaire qu'il était et sa renarde commencèrent à faire route côte à côte. Ils se complétaient à merveille : malgré le froid, Lina pouvait sentir à des centaines de mètres les autres bêtes, et glapissait d'une façon particulière à l'approche des ours blancs, tandis qu'Horon se chargeait de tuer et de préparer le gibier.

Ils arrivèrent sans encombre au pied des Monts Morts, immenses et sombres dans la pâle lumière matutinale. Les anciens n'avaient pas menti : il ne serait pas aisé d'accéder au sommet de l'une de ces montagnes, et peut-être serait-il plus difficile encore de trouver la Tour de Marbre, blanche sur fond blanc, si toutefois elle existait. Mais Horon n'avait pas fait tout ce chemin pour faire marche arrière au premier obstacle venu. Lina non plus, manifestement, qui le suivit sans ciller dans les entrailles rocailleuses de ce gigantesque labyrinthe.

Personne n'était venu depuis des années. La végétation, puis la neige, avaient recouvert d'un blanc linceul truffé de ronces, d'épines et de branches tortueuses les uniques sentes praticables du coin. Légère, Lina semblait évoluer sans heurt, flottant presque et ne s'arrêtant que pour attendre Horon, qui, lui, éprouvait force difficultés à se dépêtrer des plantes qui lui ligotaient les jambes et les lui lacéraient sous la surface cotonneuse. Fort heureusement, des saillies rocheuses affleuraient à intervalles réguliers, ce qui lui permettait de s'appuyer afin de reprendre son souffle et de se reposer de temps à autre. Il saignait, certes, mais ce n'étaient là qu'égratignures et plaies sans importance, et Lina prenait soin de les désinfecter en les léchant abondamment. Ce qui m'inquiète, songea-t-il, c'est de n'avoir toujours rien vu qui ressemble à une tour. Ne devrait-il pas y avoir un moyen de savoir où elle se trouve, des signes, des panneaux de bois ou même des statues pointant sa direction, comme cela se fait dans les terres de –

Les pérégrinations intellectuelles d'Horon s'interrompirent brusquement : Lina, prise de panique, venait de se réfugier derrière son mollet. Face à lui, à quelques mètres seulement, se tenait un gorille des montagnes, un animal légendaire à la fourrure blanchâtre, haut de plus de deux mètres cinquante et fort comme un mammouth. A sa vue, le guerrier saisit sans réfléchir le manche de son glaive et l'empoigna des deux mains, en position de défense. Le gorille le fixa de ses yeux noirs, mais ne bougea pas d'un centimètre. Après d'interminables secondes d'observation, cependant, ce dernier se rua soudainement sur le petit homme et lui arracha d'un coup de patte le morceau de métal brillant qui lui servait d'arme. Horon, surpris, sans défense et dans un élan désespéré, sauta d'instinct sur le monstre, grimpa tant bien que mal sur son dos et noua sans perdre de temps ses bras musclés autour de son large cou – le gorille se débattit, se roula dans la neige et tenta de broyer son adversaire contre une paroi rocheuse, mais rien n'y fit : Horon ne lâcherait pas, dût-il y laisser quelques côtes. Il en allait de sa vie. Après quelques minutes d'une intense confrontation, le géant des neiges perdit connaissance et s'écroula d'un coup. Écrasé par le poids de la bête, Horon finit par se dégager en faisant levier avec une branche épaisse qui s'était brisée pendant la lutte, et se releva le corps meurtri, blessé, fatigué. D'abord hésitant, le guerrier se contenta finalement de ramasser sa lame et de la ranger calmement dans son fourreau : l'animal ne méritait pas la mort, il avait simplement défendu son territoire.

Perclus de douleur, il marcha quelques mètres avant de se laisser choir dans la neige, abasourdi par la violence du combat – jamais il n'avait affronté pareille créature. Alors qu'il se demandait s'il avait bien fait de lui laisser la vie, Horon se rendit progressivement compte qu'il était assis. Assis sur quelque chose de dur et de plat. Se retournant, il déblaya ce qui ne pouvait être autre qu'une marche – une marche de marbre. C'est alors qu'il leva les yeux et vit devant lui s'élever, haut dans le ciel, la Tour dont parlaient les anciens, plantée là par les dieux au sommet de la plus haute montagne, dans laquelle avait été pratiquées par la main des hommes des milliers et des milliers de marches blanches, invisibles sous la neige. Impatient, le vieux rêveur ne sentait plus sur lui ni le poids des ans, ni celui de ses récents efforts : il commença sans plus attendre à gravir les marches une à une.

Après une courte sieste à mi-hauteur, Horon parvint le lendemain sur les dalles de la petite place que surplombait la tour, exténué, mais heureux. Lina l'avait accompagné jusque-là, mais ne semblait guère enthousiaste à l'idée d'entrer. D'un diamètre d'une quarantaine de mètres environ, la Tour de Marbre, vue d'en bas, semblait vouloir se détacher du sol pour aller plonger de tout son poids dans les nuages, tant et si bien que la petite porte d'ivoire qui permettait de découvrir ce qui se tapissait dans les ténèbres intérieures donnait l'impression de ne pas être à sa place, d'avoir été creusée là par hasard ou tout simplement par mauvais goût. Elle était somptueuse, pourtant : couverte de gravures incompréhensibles et finement sculptée par la main d'un artiste, elle n'offrait pour seule prise qu'une poignée taillée dans le crâne d'un énorme reptile. En la voyant, malgré sa grande beauté, le voyageur eut bien du mal à contenir son malaise.

Voilà donc où vit la fille de mes rêves, songea-t-il. Entrons, nous verrons bien ce qu'il en est. Pas de serrure. La porte s'ouvrit sans difficulté, laissant s'échapper un nuage de poussière nauséabond. A l'intérieur, tout relief baignait dans les plus impénétrables ténèbres, les quelques meurtrières présentes ayant depuis des lustres cessé de laisser filtrer toute source de lumière. Seule brillait, au bas d'une gigantesque spirale de marches, l'extrémité d'une longue crinière dorée dont il était parfaitement impossible de trouver l'origine. C'est elle, exulta le rêveur, c'est elle ! Ce sont ses cheveux, ses magnifiques cheveux d'or !

Il se mit à courir, suivi de Lina, plus circonspecte, jusqu'au sommet de la tour, prenant soin de ne pas marcher par mégarde sur la précieuse chevelure. Celle-ci le mena directement devant les portes entrouvertes de la plus haute salle – la chambre de Calypso. Son cœur battait la chamade. Et il suait abondamment, malgré le froid. Que lui dire quand il la verrait ? Que faire ? Fallait-il qu'il s'agenouillât à ses pieds, lui baisât la main, lui jurât fidélité ? Fallait-il qu'il attendît un signe de sa part pour s'approcher et l'entendre lui parler ? Il se perdit en conjectures, repoussant le plus possible le grand moment – quand il pousserait l'un des battants et serait submergé par sa divine beauté. S'il fait si noir en ces lieux, pensa-t-il, c'est parce qu'une étoile réside en leur sein. Je le sais. Je le sens. Poussons. Poussons, poussons !

Il n'osait pas. Pour la première fois de son existence, il avait peur. Peur d'être déçu.

Pourtant, si je suis là, c'est bien grâce à Calypso. C'est grâce à elle, si je n'ai jamais éprouvé de toute ma courte vie la moindre peur, si j'ai bravé tous les dangers, vaincu tous mes ennemis, rencontré la douce et brave Elina – la renarde à ce moment-là glapit timidement en le regardant –, si j'ai si vaillamment tenu sur mes deux jambes pendant toutes ces années. Je lui dois tout, vivante ou morte. Et je me dois aujourd'hui de lui présenter mes hommages, quel que soit son état.

Prenant son courage à deux mains, Horon franchit les portes et se retrouva dans une grande pièce lumineuse, aux quatre coins de laquelle se trouvaient quatre robustes piliers surmontés d'un vaste dôme, où se trouvait représenté dans le détail un panthéon d'un réalisme saisissant. Au centre, une fontaine d'améthyste où trônait la statue d'une déesse à demi nue, plongée dans une glace dure comme du roc. C'est là que menait l'étincelante chevelure ondulée. Horon s'avança, doucement, très doucement, par crainte de troubler le repos de sa belle. Après à peine quelques pas, néanmoins, il la vit, là, plongée dans la glace, immobile et les yeux fermés, comme si elle dormait d'un paisible sommeil, rêvant d'aventures et de contrées lointaines.

Un long sommeil dont jamais elle ne s'éveillerait. Prisonnière des glaces, elle avait traversé les âges en conservant son apparence d'autrefois – sublime – et demeurerait longtemps encore la plus belle femme que la terre eût jamais enfantée. Repliées sur sa douce poitrine, ses petites mains protégeaient la clef d'un royaume oublié, celui des placides Nivéens. Soudain gêné, Horon détourna le regard, s'imaginant qu'elle pouvait le sentir posé sur elle. Assis sur le rebord de la fontaine, il glissa délicatement ses doigts dans la voluptueuse chevelure et la caressa tendrement.

Merci, Calypso. Merci pour tout.

Avant de repartir, Horon jura devant les dieux de ne jamais rien dire à personne, pas même à son fils, et de garder pour lui ce précieux secret jusqu'à la mort. Calypso serait ainsi sienne, et pour toujours.



Écrit du mercredi 15 février au samedi 18 février 2012 sur injonction des personnages de cette histoire. Erwan Bracchi.


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