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Dark Shadows


Dark Shadows Année : 2012

Titre original : Dark Shadows

Réalisateur : Tim Burton

Au dix-huitième siècle, les Collins quittèrent l'Angleterre pour s'installer aux Etats-Unis, où ils firent rapidement fortune en se lançant dans la pêche et son commerce, devenant ainsi l'une des familles les plus influentes de la ville, une ville dont le nom devait bientôt rendre honneur à leur sens aigu des affaires en se rebaptisant Collinswood. Dès lors, ils continuèrent tranquillement de prospérer, jusqu'au jour où leur fils, Barnabas, profitant de son statut social et de son physique pour le moins attrayant, fit la cour, puis l'amour, à l'une des nombreuses soubrettes du manoir familial, avant que de l'abandonner lâchement pour une autre demoiselle, jeune, blonde et vertueuse, qui répondait au doux nom de Josette. Las, il se trouvait qu'Angelina, la soubrette, était une sorcière au pouvoir incommensurable. Sa déception, son amertume et sa jalousie finirent par avoir raison de Barnabas : après avoir assassiné ses parents, la vile servante, autrefois si servile, se consumant dans les flammes d'un amour impossible, jeta pour se venger un sort à Josette, qui se donna le soir même la mort en se laissant tomber du haut d'une falaise, directement sur les récifs. Espérant la rejoindre, Barnabas la suivit dans l'abîme, pour y découvrir aussiôt le sort que lui avait réservé son amante démoniaque - devenu vampire, il connaîtrait le calvaire de l'immortalité, souffrant pour l'éternité de la perte de sa bien-aimée. Pire, Angelina s'arrangea pour monter la populace contre lui, le fit enterrer dans la forêt puis le laissa croupir six pieds sous terre pendant près de deux siècles. Jusqu'au jour où, en 1972, un groupe d'ouvriers l'exhumèrent sans le savoir au moyen d'une pelleteuse. Il découvre alors un monde nouveau, dans lequel sa famille, sur le déclin, sombre peu à peu dans la décrépitude la plus totale, à l'image du manoir familial. Il est alors grand temps pour lui de reprendre les choses en main, de conquérir le coeur de la belle Victoria, la réincarnation de Josette, et de combattre son ennemie de toujours, celle-là même qui, malgré tous ses charmes, n'avait su ni pu l'envoûter. Il lui faudra cependant faire attention, car la soubrette au sang chaud, désormais à la tête d'une grande entreprise de pêche elle aussi, semble avoir les dents longues...

Après une Alice au pays des merveilles (2010) quelque peu décevante, Tim Burton revient à ses premières amours avec ce conte fantastique adapté d'une série télévisée anglaise tombée depuis longtemps dans l'insondable gouffre de l'oubli. Force est de constater que le résultat, teinté d'humour noir, truffé de références à l'univers du maître et constamment bercé par la musique des seventies - plus que par celle de l'habituel Danny Elfman, qui semble s'être effacé pour une fois derrière le sujet du film -, le résultat, disais-je, est plus que convaincant. Si Dark Shadows n'est pas le plus grand film de Tim Burton, loin s'en faut, il n'en constitue pas moins l'un des plus sympathiques, aux côtés de l'excellent Beetlejuice (1988), la comédie gothique à la Famille Addams n'étant pas leur unique point commun, comme nous le verrons au cours des lignes qui suivent. Ce retour aux origines est marqué par un certain nombre de clins d'oeil aux précédentes réalisations du créateur aux cheveux hirsutes, mais également par une esthétique très travaillée, tout à la fois sombre et colorée, des références amusantes aux genres ici parodiés - le cinéma fantastique et d'épouvante -, ainsi que par une habile réflexion sur la façon dont Tim Burton travaille et crée, dont nous ne dirons rien de plus pour le moment, suspense oblige.

Pour Dark Shadows, le réalisateur a donc décidé de ressusciter l'ambiance de ses premières oeuvres, évoquée dès le titre un tantinet redondant du film : ce sera sombre, oui, très sombre, aussi sombre qu'une ombre. Il reprendra pour ce faire les contrastes visuels de Batman, le défi (1992), dont on retrouve d'ailleurs l'actrice Michelle Pfeiffer, de Sleepy Hollow (1999) et de Sweeney Todd (2007), utilisant dans ce but des éclairages et des décors surréalistes, et ne manquant pas d'accentuer au passage le blanc, le rouge et le noir, qui caractérisent principalement le personnage de Barnabas Collins, un anti-héros qui s'inscrit dans la longue tradition des touchants eccentriques qu'affectionne tant le réalisateur depuis ses débuts. On reconnaît en effet sans mal en Barnabas l'héritage d'un Beetlejuice, d'un Edward ou bien encore d'un Jack Skelington : comme Beetlejuice, il revient d'entre les morts en faisant de son cerceuil une entrée magistrale dans le monde des vivants ; comme Edward, il habite, ou plutôt gît, depuis des temps immémoriaux dans un manoir tout droit sorti des romans gothiques anglais du dix-huitième siècle - ce n'est d'ailleurs pas un hasard si c'est au cours du siècle des Lumières que commence son histoire -, et se retrouve dans un monde qu'il ne comprend pas et qui ne le comprend pas non plus ; et comme Jack, enfin, Barnabas se propose de tout changer au sein de l'univers qu'il vient de découvrir - autrement dit de faire sien ce nouveau monde, le parallèle qu'établit le film entre cette conquête, ou plutôt cette reconquête, et l'arrivée des colons de la famille Collins en Amérique du Nord n'étant pas anodin. Ne sont pas anodins non plus les nombreux clins d'oeil auto-référentiels dont Tim Burton émaille ici son oeuvre, au point de nous donner au final l'impression de s'auto-parodier abondamment.

Néanmoins, la parodie ne se limite pas à sa propre filmographie. Le réalisateur se saisit pleinement de son sujet pour s'amuser avec les codes d'un genre que l'on croyait mort et enterré depuis des lustres et le ramener à la vie. Le fantastique. Le fantastique et son cortège de châteaux hantés, de ruines gothiques, de femmes mortes d'amour et de malédictions ; le fantastique et ses cohortes de fantômes, de vampires, de loup-garous et de sorcières, tous réunis pour le meilleur et pour le rire dans une comédie qui n'est pas sans rappeler, nous l'avons dit plus haut, l'univers de La Famille Addams : une famille (dé)composée d'étranges individus au teint blafard s'unit pour affronter des ennemis jaloux de leur fortune - dans tous les sens du terme. En plongeant ces êtres venus d'un autre temps dans les eaux psychédéliques du début des années soixante-dix américaines (marquées, entre autres, par l'arrivée récente du hard rock, dont l'un des grands représentants, Alice Cooper, fait une longue apparition dans le film), Tim Burton accentue l'incongruité de leur présence en ces lieux - il reprend d'ailleurs pour ce faire l'une des scènes les plus marquantes des Visiteurs (1992) en faisant découvrir à Barnabas, méfiant, le goudron de nos routes -, tout en combinant la satire à la parodie : tandis que le vampire se familiarise avec les moeurs de l'ère consumériste, le spectateur, lui, rit de bon coeur à ses côtés et devient lui-même étranger à ce monde, qui lui semble désormais bien étrange. Il prend ainsi conscience que l'environnement dans lequel il évolue quotidiennement n'est en réalité que pure fiction - simple amas de représentations, d'images, de mots et d'idées qui ne dureront pas, de modes et de modes de pensée qu'on aura tôt fait d'oublier lorsque les circonstances nous y contraindront, petit à petit, telles les vagues effaçant nos traces de pas sur le sable.

Et c'est justement parce qu'il a compris que l'homme ne saurait en aucun cas vivre en dehors de ses représentations que le réalisateur se fait un devoir de nous rappeler, à sa manière particulière, qu'il ne s'agit jamais là que de fiction, d'un film que l'être humain dans son imperfection place jour après jour entre lui-même et la réalité, dans l'espoir de la comprendre et, de la sorte, de se l'approprier. Mus par un sentiment délétère d'incomplétude, nous tentons en effet de nous accaparer à chaque instant de tout ce qui nous entoure, de tout contrôler parce que, justement, nous n'avons en apparence le contrôle de rien. Cette volonté de toute-puissance, née dans les ténèbres de notre relative impuissance, caractérise par essence la pensée magique ("Tout a un sens, et je dois tout à la position des étoiles le jour de ma naissance !"), une pensée qui se matérialise dans Dark Shadows sous les formes ensorcelantes d'Angelina. Car Angelina n'est pas une sorcière par hasard : son désir inextinguible de posséder Barnabas, objet de ses fantasmes les plus fous devenu pour elle un fantôme, a fait d'elle un monstre. A trop vouloir se faire le mâle, elle n'a finalement réussi qu'à faire le mal. Tant et si bien qu'en dépit de ses immenses pouvoirs, elle ne parvient pas à provoquer le moindre effet sur la volonté d'une personne autre qu'elle-même, en l'occurrence son amant d'autrefois, qui, lui, capable d'aimer et de vouloir, non pas s'accaparer le monde, mais le rendre meilleur, possède ce don. Le don de séduire et de surprendre. C'est la raison pour laquelle il a une famille, tandis qu'elle se retrouve isolée, seule dans un puits de haine sans fond. Et c'est également pour cette raison qu'il est fort, et qu'elle est faible. Et cette force lui vient avant tout de son entourage - des siens. Tout comme Tim Burton, qui de la sorte nous invite et nous incite à voir, ou plutôt à entrevoir l'envers des corps et décors qui depuis toujours peuplent sa fiction, dans le but, peut-être, de la ramener à ce qu'elle est avant tout, Barnabas puise son inspiration dans son amour familial et s'en sert pour dépasser les menues difficultés qui lui barrent la route de la fortune et se surpasser. Dans le monde réel, il semblerait que ce soient Johnny Depp, Helena Bonham Carter et Danny Elfman, entre autres, qui permettent au créateur de nous livrer et délivrer le meilleur de lui-même. Or, il n'est jamais aussi bon que lorsqu'il s'ingénie, comme ici, à nous montrer toutes les ficelles de sa fiction, donnant au passage à voir au spectateur les ombres de la caverne pour ce qu'elles sont. D'où la redondance du titre : Dark Shadows.

En conclusion, le film de Tim Burton est, une fois n'est pas coutume, bien plus riche qu'il n'y paraît, les apparences étant chez lui toujours trompeuses (ce qu'il nous rappelait déjà dans Sleepy Hollow). On prendra donc un grand plaisir, pour peu que l'on adhère à l'univers tout à la fois poétique, noir et parodique de son oeuvre, et que l'on n'en soit pas las au point de n'en plus souffrir la moindre image, à retrouver ses acteurs fétiches, ses obsessions esthétiques et scénaristiques (il utilise peu ou prou toujours la même structure narrative : un étrange individu pénètre dans un monde régi par des normes qu'il bouleverse par sa seule présence) et son humour particulier. Une bonne prise, autant le dire, que cette histoire de pêche et de pêcheur qui a pris la mauvaise bonne.

Note : 8.5/10


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