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Jurassic Park


Jurassic Park Année : 1990

Titre original : Jurassic Park

Auteur : Michael Crichton

A soixante-treize ans, John Hammond, un visionnaire richissime à l'autoritarisme sans limite et aux idées souvent farfelues, semble avoir enfin réalisé le rêve de sa vie : créer un parc d'attractions gigantesque d'un genre nouveau, dans lequel il serait possible d'observer dans leur milieu naturel des créatures préhistoriques - en l'occurrence, des dinosaures - ramenées à la vie pour l'occasion grâce aux progrès récents de la génétique, un domaine scientifique alors très en vogue et, surtout, potentiellement très rentable. Après plusieurs années de travail et de préparation, de recherches et d'innovations, d'incidents divers et de dangereuses expérimentations, John Hammond, soucieux de satisfaire les investisseurs japonais sans lesquels jamais une telle aventure n'aurait été possible, se décide à partager son oeuvre avec le grand public et promet d'ouvrir au plus tôt les portes du parc à ses premiers visiteurs. Mais, avant toute chose, il lui faut d'abord faire venir une équipe de spécialistes, ainsi qu'un avocat chargé de défendre les intérêts des investisseurs, afin de leur prouver qu'une telle entreprise ne représente aucun risque. Ellie Sattler et Alan Grant, deux paléontologistes de renom, sont donc conviés, en compagnie de Ian Malcolm, un mathématicien dubitatif, de l'avocat Donald Gennaro et des deux petits enfants de John Hammond, Tim, un garçon fort débrouillard, et sa petite soeur, Lex. Las, d'étranges événements sont déjà survenus sur Isla Nublar, une île du Costa Rica sur laquelle se trouve le parc, et dans ses environs, certains procompsognathus (de tout petits dinosaures généralement nécrophages) ayant manifestement réussi, malgré l'important dispositif de sécurité du "parc jurassique", à s'échapper. Malcolm, adepte de la théorie du chaos, prédit l'échec du projet, qui sera dû selon lui à l'instabilité structurelle inhérente à la création de John Hammond. L'histoire lui donnera malheureusement raison, le parc d'attraction devenant après plusieurs morts en seulement deux jours assez peu attractif. Entre-temps, les héros de cet excellent techno-thriller devront tenter de survivre au beau milieu d'une horde de dinosaures particulièrement féroces, libérés par une simple panne de courant. Ou quand le rêve tourne au cauchemar...

L'auteur de ses lignes n'ayant lu Jurassic Park que dans sa traduction française - tantôt d'une grande précision, notamment pour le vocabulaire scientifique, tantôt lamentable ("jurassic park" ayant été traduit, dans le livre, par "le parc jurassique", ce qui relève selon moi de la faute de goût) -, ce dernier n'est donc pas en position d'en évaluer les qualités esthétiques. Néanmoins, il apparaît clairement que ce n'est pas là que reside tout l'intérêt de ce roman, dont l'originalité n'a d'égale que l'efficacité. Le défunt Michael Crichton s'y entend en effet pour créer et maintenir, cinq cents pages durant, le suspense haletant qui sous-tend son aventure horrifique : les dinosaures annoncés par la quatrième de couverture et le titre même du livre n'apparaissent donc pas tout de suite, mais sont annoncés par une série d'événements étranges observés dans le Costa Rica, par des conversations entre les différents protagonistes et des considérations sur le développement des techniques de clonage à partir d'acide désoxyribonucléique, ainsi que sur les espoirs de gloire et de fortune nourris par des scientifiques peu scrupuleux, qui rompent avec l'idéal d'antan du chercheur désintéressé, dont le but serait uniquement de faire progresser l'humanité. Micheal Crichton multiplie les détails et les effets de réalité pour ancrer son roman dans un univers crédible, où des faits réels - progrès de la génétique, théories diverses et découvertes récentes - se mêlent à des éléments inventés de toute pièce - les compagnies concurrentes InGen et Biosyn, dont la rivalité s'avère être l'une des sources du problème rencontré par les protagonistes sur Isla Nublar -, préparant de la sorte le lecteur à l'apparition desdites créatures, pour la description desquelles l'auteur semble par ailleurs s'être fort bien documenté, son imagination (et donc celle du lecteur) faisant également beaucoup pour leur donner littéralement vie.

Donner la vie, c'est également le but que s'est fixé John Hammond, un Frankenstein des temps modernes dont l'immense fortune et la mégalomanie l'ont conduit à se prendre pour Dieu, tant et si bien qu'il pense, peut-être par l'argent, peut-être, à l'instar d'un auteur de fiction, par son imagination, pouvoir tout contrôler. Et s'il est un mot dont l'importance au sein de Jurassic Park est indéniable, c'est bien le mot "contrôle", qui se trouve être le titre de nombreux chapitres dont l'action se situe, justement, dans la salle de contrôle du parc. Une salle dont les ordinateurs et les écrans vidéo pourraient facilement donner au premier quidam venu l'illusion d'une divine ubiquité. L'endroit, comme le fait remarquer l'un des protagonistes, n'est pas sans rappeler Alcatraz. Une prison, donc. Ce n'est pas un hasard. Ici, tout est filmé, tout est enregistré, tout est cloisonné, compté, nommé, codé, numéroté. Tout semble être sous contrôle. Et pourtant, l'improbable se produit, rappelant de la sorte à l'homme que ce n'est pas la nature, qui fait partie de lui, mais lui, qui fait partie de la nature - en témoigne sa petitesse face au légendaire Tyrannosaurus rex. L'homme n'est rien, mais vit et se conduit comme s'il était un immortel tout puissant, peut-être justement parce qu'il sait, au fond, qu'il ne contrôle absolument rien. Se réfugiant dans le rêve, comme Hammond, dans la théorie, comme Malcolm (la théorie du chaos suppose une forme de prévisibilité de l'imprévisible, ce qui ne l'empêchera pas d'être démuni face à ce dernier), ou bien encore dans la fiction, comme le lecteur, l'homme s'approprie symboliquement, par des mots, des images et des noms, l'univers hostile au sein duquel il est né, pour la simple et bonne - très bonne - raison qu'il refuse la mort, preuve s'il en est qu'il n'a de contrôle sur rien. On pourrait presque dire que c'est dans cette logique qu'il se propose de ressusciter des espèces disparues depuis plusieurs millions d'années, risquant paradoxalement de causer sa propre disparition.

C'est, en quelque sorte, l'esprit des Lumières, qui se trouve ici mis à mal : il faut accepter la mort, il faut accepter que le monde dans lequel nous vivons conserve une part d'ombre et de mystère, et que, quand bien même parviendrait-on, par quelque miracle, à tout nommer, tout savoir et tout connaître au sein de ce dernier, jamais nous ne le maîtriserons, même partiellement. La mort, et donc l'inconnu, continueront de faire peur. Ce que semble avoir bien compris Michael Crichton, qui s'en amuse aux dépens de ses lecteurs, élaborant sa démonstration par la forme même de son roman. Pour commencer, l'auteur, comme dit plus haut, crée, par le truchement de certains artifices littéraires (le plus souvent, par des changements soudains de scène ou de point de vue, par exemple alors que l'un des personnages est sur le point de se faire attaquer par quelque monstre surgi du fond des âges), un suspense parfois insoutenable, ce dernier reposant entièrement sur une forme particulière d'appréhension : on sait, ou croit savoir ce qui va se passer, mais les événements restent en suspens, de sorte que l'imagination du lecteur, celle-là même qui lui donne l'illusion de pouvoir s'approprier le monde, compense en anticipant le pire - le pire n'étant plus le pire, puisqu'il ne relève alors plus de l'inconnu. De la même manière, Crichton emploie des noms scientifiques alors peu connus du grand public à dessein, poussant ainsi ses lecteurs à s'imaginer ce qu'ils veulent - les mots eux-mêmes, qui ne sont rien d'autre, finalement, que des morts ramenés à la vie par l'auteur, deviennent alors source d'angoisse pour la personne qui tient ce livre entre ses mains. Pire, l'auteur a l'outrecuidance d'intégrer des extraits conséquents de programme informatique dans son roman, plongeant ainsi littéralement les néophytes (une majorité, probablement) dans le noir, comme c'est le cas pour les protagonistes. Le lecteur est pris au piège, et seule la catharsis finale (les héros s'en sortent et tout rentre plus ou moins dans l'ordre, puisque tout sur l'île est détruit) lui permettra de sortir de cette prison de mots qu'a pour lui tissée l'auteur de Jurassic Park.

Ainsi, Michael Crichton construit, au fil des pages, plus qu'une histoire, un système, un mécanisme, qui se trouve être l'objet même du roman. Si l'auteur, au départ, brouille les pistes en nous proposant, à l'instar de John Hammond, de visiter un monde onirique où peuvent enfin se rencontrer l'Homo sapiens et ses ancêtres sauriens, il nous offre en réalité, par le biais de la fiction (ce qu'il souligne par une mise en abîme en faisant dire à Henry Wu, le généticien responsable du clonage des dinosaures, qu'il ne s'agit jamais que d'une reconstitution, d'une représentation d'un temps révolu, donc d'une fiction), une véritable visite guidée de la nature humaine et de la façon dont l'homme réagit face à l'inconnu - point essentiel s'il en est, puisque c'est justement cette réaction qui semble faire de nous ce que nous sommes. Mais, une fois encore, il ne s'agit là que de fiction...


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