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Le Chant d'Apollon


Le Chant d'Apollon Année : 1970

Titre original : Apollo no Uta

Auteur : Osamu Tezuka

Elevé sans amour par une mère autoritaire et violente, Shogo grandit dans la haine de son prochain. Son penchant pour le meurtre et la mutilation des animaux qui ont le malheur de croiser son chemin le mène tout droit à l'hôpital psychiatrique, où l'éminent professeur qui le prend en charge tentera de lui faire comprendre et ressentir en son coeur et ses tripes ce qu'est l'amour, afin qu'il ne commette un jour l'irréparable. La thérapie choc de Shogo lui fait entrevoir, dans un rêve éveillé, la déesse de l'amour (probablement Aphrodite), qui le condamne à tomber amoureux d'une femme et mourir aussitôt dans un cycle éternel de mort et de renaissance où chaque retour à la vie verra Shogo tenter d'en comprendre le sens et tâcher de redécouvrir l'amour, celui-là même qui lie les êtres humains depuis la nuit des temps dans le but unique de leur permettre de se reproduire et de reproduire ainsi le cycle auquel Shogo, Sisyphe des temps modernes, est désormais condamné.

Mais alors, me direz-vous, quel est le rapport avec Apollon ? C'est, entre autres, ce que nous examinerons au cours des lignes qui suivent. Avec ce manga, le maître Osamu Tezuka nous donne à voir, en l'espace d'un peu plus de 500 pages, toute l'étendue de ses talents, tant sur le plan graphique que sur les plans narratif et philosophique. On parcourt avec légèreté ce volume unique des mésaventures de Shogo, s'émerveillant au passage des réflexions profondément positives d'un auteur dont le goût pour la vie sous toutes ses formes transpire non seulement dans le moindre de ses dialogues, mais également dans la volupté, la vélocité, la vivacité de son trait, simple et souple, qui donne à ses personnages comme à leurs actions une énergie peu commune et, sortant ainsi du cadre imposé par les cases, c'est tout son univers qui semble dès lors animé d'une âme propre. Cette vie qu'il insuffle à son oeuvre, Osamu Tezuka s'en sert pour partager avec nous sa joie de vivre, ses réflexions sur l'homme, sa place dans le cosmos et le sens des valeurs morales, ainsi que son amour immodéré du vivant. Je me propose à présent d'analyser la manière dont sa vision du monde et sa personnalité s'expriment dans Le Chant d'Apollon.

Comme on l'aura sans doute compris, l'auteur prolifique nous offre dans ce petit livre une définition simple du mal, ce dernier naissant de l'absence du bien, c'est-à-dire du manque d'amour. On retrouve ainsi chez Shogo, jeune homme en apparence insensible, l'archétype du tueur en série psychopathe tel que Stéphane Bourgoin nous l'a si bien décrit dans ses nombreux livres sur les serial killers : privé d'amour et maltraité par sa mère, incapable d'éprouver autre chose que de la haine et de la colère et totalement dépourvu d'empathie, notre antihéros jouit de la souffrance qu'il inflige aux familles d'animaux qu'il massacre, dont le bonheur et l'amour l'insupportent au plus haut point. A l'évidence, toutes les valeurs morales, dont Tezuka semble affirmer qu'elles émanent naturellement du besoin de vivre ensemble et de perpétuer l'espèce qu'on trouve en tout être, sont inversées, les pulsions sexuelles, intimement liées à la mort (après tout, qui donne la vie, donne la mort, mais accepte également pour lui-même le passage des générations, la vieillesse et son inévitable trépas), les pulsions sexuelles, disais-je, étant remplacées chez Shogo par des pulsions meurtrières incontrôlables. Le mal, c'est le refus de la vie, dont la mort et l'amour sont des mécanismes essentiels. Shogo vit dans le refus, voilà pourquoi il bute sans cesse contre le mur de l'amour, qu'il ne comprend pas.

Et quand on tourne en rond, c'est que quelque chose ne tourne pas rond. Cette vérité trouve son expression dans la narration même du roman graphique de Tezuka : Shogo meurt et renaît sans cesse, et ses multiples résurrections lui font traverser l'Histoire au cours de petites histoires qui se rejoignent toujours sur le fond, bien que la forme en soit chaque fois fort différente. Monde moderne, seconde guerre mondiale, dystopie, toutes les époques et tous les genres sont exploités pour montrer le piège dans lequel tombe et retombe Shogo jusqu'à la révélation finale, éphémère épiphanie de l'amour, et démontrer la constance des principes élémentaires qui régissent nos vies d'hommes, où l'amour, cette chose indéfinissable qui permet d'unir deux êtres afin de transmettre le flambeau de la vie dans une interminable course de relai génétique, tient une place centrale. La répétition, dans ce cas, n'a d'ailleurs plus rien de pathologique, puisqu'elle est au contraire logique et biologique. Ainsi, le système narratif d'Osamu Tezuka nous dit deux choses en apparence contradictoires. Néanmoins, tout homme ne doit-il pas, de père en fils, à l'instar de Shogo, redécouvrir en lui-même et pour lui-même, à chaque génération, le sens de la vie, l'errance et l'erreur étant les seuls chemins possibles vers la vérité ?

A la première lecture du Chant d'Apollon, le lecteur impatient pourrait trouver absurde ce scénario répétitif et frustrantes ces histoires qui ne parviennent pas à trouver de conclusion satisfaisante. Shogo rencontre une femme, Hiromi, tombe amoureux d'elle malgré lui, toujours un peu plus à chacune de ses vies, mais la mort les sépare aussitôt cet amour enfin partagé. Pourtant, c'est bien là que se situe l'essentiel : la vie n'a pas de sens en dehors d'elle-même et l'amour n'est pas une fin mais un moyen, dont la mort - consommé, l'amour se consume - engendre la vie. Le sens est direction, dans l'espace et surtout le temps, trajet vers l'avenir et l'infini par le truchement de ses enfants et de leurs descendants. Nous n'avons qu'une mission : la transmission. C'est ainsi que la lumière vainc l'obscurité. La voix d'Apollon, dieu grec du chant, de la musique, de la poésie, des purifications, de la guérison, de la lumière et du soleil, résonne à travers les âges, et nous en sommes l'écho, tout comme l'oeuvre de Tezuka, qui vibre tout entière de cette ode à la vie qu'est paradoxalement l'histoire de Shogo. Est-ce un hasard si, parvenant au terme du manga, ce dernier se souvient, tout d'un coup, que sa mère, aussi mauvaise fût-elle à son égard, l'aimait elle aussi malgré tout, à sa manière ? Il s'agissait d'un seul regard, alors qu'il venait d'échapper à la mort, mais ce regard suffit à le sauver. En l'absence totale d'amour, il n'y a pas de vie possible. Et la plus infime lumière suffit pour anéantir le néant.

On peut bien entendu ne pas souscrire au propos d'Osamu Tezuka tel que je l'entends. Mais on ne peut que souscrire à son style, vivant, foisonnant, débordant, qui nous contamine, ou plutôt nous illumine dès les premières pages et redonne le sourire dans les moments les plus sombres de nos histoires individuelles. En prenant appui sur un personnage monstrueux, auquel d'aucun serait tenté de ne pas accorder la moindre chance, Tezuka démontre qu'en tout homme il est possible de trouver du bon. Ne dit-on pas, après tout, que tant qu'il y a de la vie, il y a de l'espoir ? Ce salut par l'amour proposé par ce grand homme, s'il n'est pas exempt d'une certaine naïveté - mais la naïveté n'est-elle pas en réalité la qualité supprême d'un être qui ne connaît pas le mal ? Et puis la définition que donne Tezuka de l'amour est loin, elle, d'être naïve - ce salut, dis-je, n'en demeure pas moins revigorant. Voilà pourquoi ce Chant d'Apollon se glisse et se hisse, selon moi, parmi les meilleures oeuvres du maître, aux côtés de Black Jack et, surtout, de La Vie de Bouddha. Il y aurait encore beaucoup à dire sur les différentes vies de Shogo, poupées russes qui comportent toutes un message propre ainsi qu'une poésie particulière : Hiromi veut faire de Shogo le coureur de fond - et de jupon ? - qu'elle rêvait d'être jadis, et, ce faisant, lui fait retraverser l'étape originelle de la course de spermatozoïdes, dont le motif ouvre et clôt le manga ; l'histoire de science-fiction, qui montre des humains semblables aux robots qui les méprisent, robots dont il nous est expliqué qu'ils descendent des gens des villes, qui avaient eux-mêmes perdu tout contact avec la nature et donc avec leur propre nature, essentiel selon Tezuka pour être pleinement un homme ; enfin, le retour dans le passé, pendant la guerre, nous rappelle que les frontières entre les hommes n'existent pas - tous unis par notre humanité, nous ne le sommes malheureusement pas toujours par notre humanisme, ce que déplore ouvertement l'auteur. Nous pourrions continuer encore longtemps ainsi mais, hélas, il est venu pour moi le temps de conclure et de retourner à la vie réelle. Vous l'aurez cependant compris, je vous recommande chaudement ce petit chef-d'oeuvre.

Note : 10/10

Samedi 3 mars 2018


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