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LE HORLA


Quand nous sommes seuls longtemps, nous peuplons le vide de fantômes.

Maupassant

Depuis quelque temps déjà, M. souffrait d’une maladie qu’aucun médecin ne parvenait à diagnostiquer, si bien que la communauté scientifique finit par s’interroger profondément sur ce cas exceptionnel de trouble tout à la fois physiologique et psychologique qui ne correspondait à rien de tout ce à quoi l’on avait jusqu’alors pu donner un nom, et les différents spécialistes de se succéder dans sa chambre d’hôpital en extase, tout excités de ce qu’ils pourraient peut-être en découvrir la cause et par le truchement d’un remède acquérir de par le monde une renommée sans égale. M. parlait peu et observait toujours son entourage avec circonspection, si bien qu’il était bien souvent impossible de tirer quoi que ce fût de lui, ni informations relatives à ce qui avait précédé son brusque changement d’état, ni détails cruciaux à l’endroit de ce qu’il endurait depuis déjà plusieurs semaines. En conséquence, on fouilla sa modeste maison de fond en comble, pour finalement n’y découvrir qu’un petit carnet dont les premières pages étaient couvertes d’une écriture hiéroglyphique qu’on eut grand peine à déchiffrer, mais force fut, une fois les symboles interprétés, de constater que le jeu en avait valu la chandelle. Cependant, si le journal intime de M. comportait un foisonnement d’éléments fort utiles à la compréhension de ce curieux personnage qu’il était en peu de temps devenu, et s’il permettait de retracer précisément l’évolution de sa maladie depuis l’apparition des premiers symptômes, l’énigme demeura entière. C’est pourquoi il est à présent grand temps que je m’exprime au sujet d’une affaire que je connais fort bien, puisque cet être étrange qu’on nommait M. dans tous les articles qui paraissaient alors dans les revues scientifiques et les quotidiens tels que Le Monde de Domuse n’était autre que moi-même.

Très tôt dans mon enfance je fus confronté à ce que la société dans laquelle nous vivons aujourd’hui a le plus répandu parmi les individus qui la composent, ce qui dans un monde comme le nôtre peut paraître paradoxal en présence de tous ces moyens de communication qui chaque jour se multiplient, auxquels ont accès jusqu’aux couches les plus modestes de la population et qui tendent à envahir notre vie quotidienne ; je parle bien sûr de la solitude et de l’isolement. Mes parents travaillaient sans arrêt et cumulaient chacun deux travaux, dans la fonction publique, le privé et le milieu associatif, pour quoi l’on me plaça bien rapidement chez une nourrice extraordinairement belle, douce et attentionnée. J’avais six ans et je vécus la plus belle année de ma vie : Lilia, ma nourrice, fut pour moi plus qu’une deuxième mère et me procura tout l’amour dont je pouvais par ailleurs manquer. Elle avait deux filles, Asia et Julia, avec qui je me liai très vite d’une forte amitié, et un mari d’une gentillesse incroyable, Howard. Lorsqu’elle me gardait, en général les mercredis et certains week-ends, elle nous préparait de très bons plats espagnols, nous apprenait à faire des bulles avec nos chewing-gums, siffler des mélodies et construire des masques en papier, et nous laissait de temps à autre regarder un film fantastique ou, comble du bonheur, d’horreur. Je me souviens du dégoût fasciné qui nous saisit moi, Asia et Julia, lorsque nous vîmes pour le première fois apparaître sur l’écran de télévision les images maintenant confuses d’un homme éventré qui se triturait les boyaux, peut-être pour les remettre en place, les dissimuler comme nous nous dissimulions derrière nos masques de papier. Lorsque cette année parvint à son terme, la séparation fut insoutenable et je pleurai littéralement des larmes de sang.

C’étaient les grandes vacances, et vacance était bel et bien le terme adéquat. Un trou. Une béance. Rien de plus, et ce pendant deux longs mois. Il me fallut combler. Je regardai des centaines de films, me plongeai dans d’innombrables lectures toutes plus fantastiques les unes que les autres et finis même par me mettre à l’écriture et au dessin, deux activités qui somme toute me maintinrent en vie durant les années qui suivirent, elles aussi marquées du sceau d’une solitude oppressante et d’effroyables terreurs nocturnes. Fort heureusement, mes parents étaient des personnes extraordinaires et, bien qu’ils fussent la plupart du temps remarquables avant tout par leur absence, ils savaient lorsque nous nous retrouvions en famille me prodiguer tout cet amour auquel nombre d’enfants constamment entourés de leurs proches et en apparence heureux n’ont parfois jamais droit. A l’école, puis au collège et au lycée, je me fis bien peu d’amis, mais ceux dont je me rapprochai firent toujours montre d’une gentillesse et d’une générosité exemplaires, des qualités si rares parmi les individus que l’on côtoie quotidiennement, si bien que ces quelques liens que je tissai tout au long de ma scolarité ne cédèrent pas directement sous le coup des bifurcations et autres éloignements qui surviennent en général après le baccalauréat pour ne laisser que ruines sentimentales et désarroi pathologique sur ce champ de bataille qu’est la vie. Cependant, ce que j’omis de préciser au cours des lignes qui précèdent, c’est que ces années qui me menèrent âprement de l’enfance à l’âge adulte furent essentiellement marquées par l’apparition progressive dans ma vie d’un être de ma création, que je surnommai Le Horla par jeu et qui me tint souvent lieu, peut-être trop souvent, d’ami. Un ami imaginaire, me direz-vous, n’a rien que de très normal, et je n’irai pas vous contredire sur ce point, mais il me faut malgré tout faire mention de cette créature onirique en raison de ce qu’il me semble que cette dernière eut probablement son importance au cours des événements ainsi que dans les étranges phénomènes qui font l’objet du présent récit.

Le Horla naquit un 14 juillet, au cours des vacances que je mentionnai tantôt. Dehors la populace hurlait, aboyait et vociférait dans une liesse démente qui me paraissait totalement incompréhensible, mais les pétards et les drapeaux m’amusaient comme l’enfant que j’étais. C’était pourtant bien bête d’être joyeux à date fixe, par décret du gouvernement. Le peuple est un troupeau d’imbéciles, tantôt stupidement patients et tantôt férocement révoltés. On leur dit : « Amusez-vous. » Ils s’amusent. On leur dit « Allez vous battre avec les voisins. » Il vont se battre. Des bovins dans toute leur splendeur, encore que les bovins aient le mérite indéniable de paître en paix. Je n’avais que sept ans, mais le monde me semblait déjà bien étrange et je commençais moi-même à lui devenir totalement étranger. Ce soir-là, lorsque je rentrai chez moi, je me mis à rêver tout éveillé, à rêver cet être qui me complétait à merveille, avec qui je discutai jusque tard dans la nuit et qui m’apprit par la suite bien des choses, dont l’art du jeu d’échecs. En réalité, c’était mon oncle qui m’en avait enseigné les règles, un souvenir désormais impérissable, mais c’était la première fois qu’il m’était donné de jouer contre quelqu’un d’autre, quelqu’un qui fût à ma hauteur. Nous fîmes coup sur coup partie nulle. Idem les jours, semaines et années qui suivirent, au cours desquelles nos activités se multiplièrent : poésie, littérature, philosophie, linguistique, mathématiques, physique, astronomie, biologie, etc. Rien ne put jamais nous arrêter jusqu’au jour de mon départ. Je le savais parfaitement être le pur fruit de mon imaginaire malade de trop de solitude, mais il me plaisait de le penser vivant, présent, toujours à mes côtés dans les moments difficiles et prêt à m’apporter son aide face aux problèmes que je rencontrais dans les différents domaines qu’embrasse l’intellect, mûrissant à mon rythme et s’enrichissant chaque jour de mes connaissances nouvelles. Lorsque je quittai le foyer familial je le laissai malgré tout derrière moi, ainsi que mon enfance.

A dix-huit ans, je quittai donc la maison de campagne qui m’avait vu grandir pour aller m’installer dans un petit studio situé dans un quartier quelque peu excentré de Domuse et entrai à l’université. Ainsi que le savent tous ceux qui en ont fait la douloureuse expérience, la vie d’un étudiant à l’université se compose essentiellement de repas mal équilibrés, de relations superficielles et de solitude, et je ne fus pas homme à faire exception : je mangeais mal et peu, ne parlais qu’à quelques personnes à l’occasion des intercours et ne me liai véritablement à personne, ce qui me permit à l’envi de me promener de-ci de-là dans le vaste parc au cœur duquel semblait avoir fleuri puis fané lamentablement l’université. Au cours de ces longues ballades en solitaire, je rêvais et composais de courts poèmes oniriques que j’inscrivais avec application dans un petit carnet bleu, que je glissais ensuite dans ma poche gauche, non loin de mon membre toujours gonflé. Bientôt se firent sentir les effets de cette retraite involontaire et ce fut lors de mes rituels éjaculatoires que le Horla se vit comme à mon insu remplacé par une voluptueuse créature à la longue chevelure dorée et ondulée qui me caressait avec une sensualité sans commune mesure le gland de sa langue et m’embrassait tendrement tandis que je m’adonnais à cet onanisme religieux qui avait toujours été le mien. Elle me dit s’appeler Lina, me proposa divers jeux érotiques et ce fut dans cette nouvelle configuration de mon esprit que se déroulèrent paisiblement les cinq années de mon Master de Lettres, au cours desquelles ces cours de littérature auxquels je me rendais avec un dilettantisme exaltant furent mon deuxième plus grand plaisir. Il n’est pas grand-chose à dire de plus au sujet de cette formation qui fut la mienne, compte tenu du vide qui l’emplit, mais en comparaison de ce qui devait suivre, il me faut ici me rendre à l’évidence que cette période fut pour moi relativement heureuse.

Relativement heureuse. Lorsque mes parents disparurent et qu’il me fallut retourner dans la demeure familiale, je fus tout d’abord comme paralysé par une peur indicible, incapable que j’étais de prendre quelque décision que ce fût, si bien que c’est en compagnie de mon oncle que finalement je regagnai mon ancien domicile et que pour quelque temps y vécus cette longue période de deuil qui me conduisit en si peu de temps des hauteurs vertigineuses où les lettres entre leurs serres m’avaient emporté, aux profondeurs enténébrées du vide et du néant, la mort pour seule compagnie, lorsque mon oncle m’abandonna pour retourner travailler à Domuse. Grand était mon désarroi, si grand mon chagrin que tout autour de moi sembla s’assombrir et perdre toutes couleurs pour ne plus porter que le noir et la nuit. Seul, je me replongeai progressivement dans mes souvenirs d’enfance, me voyant ici virevoltant sur une balançoire, là dans la liesse au bord d’un précipice dans les Pyrénées. Je fouillai le garage et le grenier, déterrai les photographies et les films, les livres et les lettres, jusqu’à retrouver le vieil échiquier poussiéreux sur lequel le Horla et moi avions passé tant d’heures à déplacer nos pions en des stratégies guerrières toujours plus créatives. Mais le Horla était mort, lui aussi. Bientôt il me fut impossible de détacher mon esprit de leur disparition, la souffrance s’empara de mon corps tout entier, je passai des nuits à me tordre de douleur, agonisant, et je finis par perdre toute notion d’espace et de temps, si bien qu’il n’était plus possible que par le biais de mon petit carnet bleu de se rendre compte du passage des jours et des semaines et des mois.

En 1936, Robert E. Howard s’était donné la mort un jour exactement avant le décès de sa mère bien aimée – que ne fis-je de même, en ces jours d’horreur ! Et que ne prévins-je de la sorte la folie qui finit peu à peu par s’emparer de moi ! Bien sûr, il se peut que je n’aie pas été l’objet d’une forme quelconque de démence, mais bien plutôt de faits inexplicables, car est-il vraiment certain que ce qui commença de me parler durant ces longues nuits – journées ? – de solitude n’était que le pur fruit de mon imaginaire insane ? Ne s’agissait-il là vraiment que des fantasmes d’un fou ? Si les spécialistes qui s’occupent de moi depuis quelque temps déjà n’en doutent pas un instant, il en va tout autrement à l’endroit de ma personne, car ce que j’entendis, sentis et vis en ces moments d’angoisse ne peut en aucune façon n’avoir absolument aucune réalité. Il est grand temps à présent que je m’attarde quelque peu sur les événements que je me fis tantôt le devoir de relater, tant leur importance me paraît cruciale et leur récit, indispensable à la compréhension de l’homme que je suis aujourd’hui, perdu dans les méandres d’un labyrinthe inextricable, en déséquilibre sur le fil ténu du monde réel, séparé d’une aliénation définitive seulement de quelques mots, quelques lettres qui bientôt s’interrompront dans leur course pour ne laisser derrière elles qu’une ombre sans vie. Que ceux qui liront les lignes qui suivent ne me jugent trop hâtivement ! Qu’ils voient avec d’autres yeux ce que moi-même je vis avec un regard différent, celui d’un homme qui avait depuis longtemps déjà tissé des liens étranges avec le monde en deçà, et dont la main tremble alors qu’il inscrit ces quelques signes sur une feuille de papier jaunâtre et humide de ses larmes.

Par une nuit fraîche de cet été-là je sortis afin de m’aérer quelque peu l’esprit, laissant derrière moi l’atmosphère chargée de la demeure pour aller déambuler tranquillement sur les chemins de campagne à l’entour. Je fus tout d’abord surpris de ne croiser personne en cette douce période estivale, mais me faisant la réflexion que c’était là plus un réconfort qu’un désagrément j’oubliai promptement ce détail pour me laisser aller à rêvasser, les yeux rivés sur le ciel nocturne tandis que mes pas me guidaient à travers plaines et champs, tant et si bien que n’étant qu’à demi conscient de mon mouvement je me laissai malgré moi porter jusqu’en des lieux que jusqu’alors je n’avais jamais vus, dans un désert de verdure et de terre sèche, vide de toute habitation mais parcouru des vibrations diverses d’insectes et d’animaux invisibles dont les chants emplissaient l’air sans que l’ouïe s’en trouvât en quelque manière incommodée. Perdu dans le noir le plus absolu, je décidai de m’allonger dans les herbes folles comme on s’enfonce dans un lit douillet, à l’abri des regards, les étoiles pour seule compagnie. En contemplant le ciel j’éprouvai soudain le soulagement de mon cœur qui si longtemps s’était fait attendre et je commençai d’imaginer ce qui par-delà la galaxie sommeillait dans d’indicibles infinis de ténèbres. Là ne pouvait s’envisager ni début ni fin, ni temps ni espace, le vide et le néant seuls régnaient en maîtres qui ne laissaient que peu de place à une humanité dont la dérisoire existence finirait un jour ou l’autre de se répandre sur la surface d’une planète infinitésimale en comparaison du vaste univers pour s’effacer aussi rapidement qu’elle était apparue. Mes poumons s’emplissaient de cosmos et le vent caressait mon visage, je me sentais si bien, si bien…

Réveille-toi ! Je m’éveillai en sursaut, jetant de part et d’autre des regards inquiets, pour ne rien trouver qui soulageât mon angoisse soudaine – la voix qui venait d’hurler mon nom n’avait ni visage ni corps ! Je rentrai en courant, prenant alors conscience de ce que j’avais parcouru bien des kilomètres durant la nuit, si bien que c’est en sueur et exténué que je refermai derrière moi la porte d’entrée pour me laisser ensuite glisser contre elle jusqu’au sol. Etais-je devenu fou ? Une voix dans le vide, ça n’était pas possible ! Et pourtant, seul comme je l’avais été dans ce champ, il était inconcevable que je n’eusse pas remarqué la présence d’une autre personne ! Ma respiration ayant repris son rythme normal, je me levai pour aller prendre un verre d’eau. J’avais probablement rêvé, me dis-je dans un élan de lucidité, comme c’était déjà arrivé par le passé. Rassuré, je pris l’échiquier, le posai sur la table basse du salon puis m’installai confortablement sur le fauteuil de cuir rouge sang que mes parents avaient acheté peu de temps avant – je me demandai s’ils avaient vraiment voulu que le fauteuil et les divans contrastent si nettement avec les murs recouverts de crépi blanc et l’ameublement noir dont ces derniers se trouvaient vêtus ? Peu importait, je me concentrai sur ma nouvelle partie, jouant comme jamais je n’avais joué contre moi-même, comme possédé, des heures durant, jusqu’à ce que la fatigue et la faim s’emparassent de moi. Je ris en repensant à ma frayeur du matin, légèrement honteux de ce que seul je me fusse effrayé de la sorte, mais heureux malgré tout car ce petit divertissement m’avait, il fallait l’avouer, délesté d’un peu du fardeau qui était le mien. Hélas, je n’étais qu’un inconscient, et n’être en rien prévenu de ce qu’un avenir effroyable et trop proche me réservait ne m’en préserva pas pour autant ! Dans la cuisine, je pris mon dernier repas en parfaite quiétude (si l’on peut dire) et c’est ensuite que commencèrent les festivités (s’il m’est permis).

Revenant dans le salon, je ne remarquai tout d’abord pas le changement infime qui s’était produit, mais il n’en demeurait pas moins réel. C’est lorsque je me rassis dans le rouge que je vis ce qui sur l’échiquier me parut tout d’abord n’être que pure hallucination, ou bien peut-être oubli négligent de ma part en ce qui concernait la position exacte des pièces, mais qui s’imposa bientôt à mon esprit comme un mouvement volontaire qui n’avait absolument pas été de mon fait, sans quoi je l’eusse consigné dans les petites notes que je prenais de mes parties à l’intérieur de mon carnet. Rien de tout cela. La tour noire semblait s’être d’elle-même positionnée de façon à me mettre dans l’impasse et il ne me restait plus qu’une faible marge de manœuvre pour sortir mon roi de la situation délicate dans laquelle il se trouvait désormais. Perplexe, je résolus de placer ma dame entre la tour et mon roi, puis attendis, sans trop savoir ce que j’attendais. Il y eut du silence, du vide et de la tension, mais rien ne se passa. C’avait donc été une hallucination, j’avais probablement bougé moi-même la tour. Pourtant, je ne retournai pas l’échiquier comme je l’avais fait durant la matinée, sortis plutôt prendre un peu l’air, vagabondai de-ci de-là non loin de la maison, prenant le temps d’observer les autres bâtisses, toutes semblables à la mienne, toutes austères et placides dans leur effroyable immobilité, puis lorsque j’en eus assez de poser toujours mon regard sur tel ou tel détail de ces constructions bien ordonnées qui n’avaient laissé que peu de place à l’originalité de leurs propriétaires (si tant était que ces derniers en avaient), je pris le parti de rentrer, la nuit ayant déjà paisiblement établi son royaume de ténèbres. De retour chez moi, je m’allongeai sur mon lit, voulus me masturber mais n’y parvins pas, d’autant que Lina semblait avoir déserté mon esprit, et finis par m’endormir lamentablement.

Les rayons du soleil me perçaient les joues lorsque je revins à moi. Mon réveil fut brusque, presque douloureux, et je me ruai en premier lieu dans le salon, pour vérifier la position des pièces – je ne fus pas tellement surpris, à vrai dire, de découvrir que la tour s’était emparée de ma dame, comme je l’avais prévu, bien que toujours incapable de comprendre comment cet événement s’était produit alors que toute la nuit j’avais dormi. Soudain j’entendis comme un chuchotement indistinct, puis ce fut de nouveau le silence. Hallucination. Je pris la tour avec mon fou. C’est alors que les choses se gâtèrent : le chuchotement devint voix, le timbre bientôt grave d’un jeune homme de mon âge, puis des mots se détachèrent du galimatias premier – Moi, Ne prends…, Fou ! Je me laissai prendre au jeu, parlai à mon tour. Qui es-tu ? dis-je. Pour toute réponse, je vis à ma grande horreur sur l’échiquier se déplacer seul le fou noir, qui s’empara du mien. Echec et mat ! hurla la voix. Horla ? demandai-je à tout hasard d’une voix tremblotante. Aucune réponse. Je sentis mon sang se glacer dans mes veines, mes muscles se raidir, mais comme hypnotisé par un charme quelconque, je replaçai les pièces en vue d’une nouvelle partie. Je restai toute la journée assis devant l’échiquier, perdis toutes les parties. Ce petit manège se prolongea des jours durant et j’en eus de nombreuses insomnies, surtout lorsque la nuit la voix se faisait entendre qui prétendait savoir que j’avais sombré dans la démence et que ma situation était sans espoir, puis riait, riait d’un rire sardonique qui me donnait la nausée, jusqu’au jour où mon réfrigérateur se mit lui aussi à porter les marques de cette présence maligne : il semblait à le voir se vider qu’il se trouvait dans cette demeure non pas une, mais deux personnes. C’en était trop ! Lorsque je lui fis des remontrances quant à cette consommation excessive de mes vivres, la voix se contenta de ricaner, prétextant qu’il fallait bien qu’elle aussi se sustentât. Fou de rage, j’étais de moins en moins apte à me concentrer lors des parties et les perdais d’autant plus rapidement, à la grande joie de mon hôte invisible.

Un matin, exténué à force de cauchemars, je me levai pour découvrir qu’il n’y avait absolument plus rien à manger dans la cuisine. Le salaud ! Et la voix de rire de plus belle ! Je sortis faire quelques courses, puis enfermai le tout dans un coffre avec un cadenas dont je gardai la clef dans ma poche. Rien n’y fit : le lendemain, la moitié des provisions avait disparu. J’en conclus qu’on m’avait pris la clef pendant mon sommeil, c’est pourquoi je décidai de ne pas dormir la nuit suivante, d’observer le coffre, mais lorsque je l’ouvris quelques heures plus tard il ne restait plus rien à l’intérieur. Hors de moi, je pris finalement la décision qui s’imposait : je saisis le combiné du téléphone, tapai quelques chiffres et patientai quelques instants avant de demander qu’on vienne me chercher, il fallait absolument qu’on m’interne. Allô ? La voix rit puis d’un ton odieux me railla : tu ne m’échapperas pas, sans moi tu n’es rien, et je serai toujours présent tant que tu seras en vie, ta fuite est inutile, et quand bien même deviendrais-tu sourd et muet, tu sentirais toujours ma présence près de toi ! Je fus interné le jour suivant à l’asile de Domuse, un établissement quelque peu excentré qui accueillait chaque année de plus en plus de monde, pour des raisons que je ne saisis pas clairement lorsque le directeur me les détailla, avant que de me mettre entre les mains des spécialistes que je mentionnai tantôt. Ayant examiné mon cas, ces derniers convinrent qu’il me fallait rester pour un temps encore indéterminé mais qui serait probablement long, très long. C’était parfait. Je leur confiai mon carnet, il me donnèrent les quelques feuilles sur lesquelles j’écris à présent, puis m’abandonnèrent à l’isolement d’une pièce totalement hermétique, comme il me l’avaient assuré. Je pus enfin dormir et eus droit à quelques jours de paix. On me nourrit, on me nettoya, on m’écouta, on me lut et je fus heureux. Mais comme vous vous en doutez, qui que vous soyez, la voix ne fut pas longue à me polluer de nouveau les oreilles…

C’était il y a un mois. Réveille-toi, me dit-elle. Je sortis de ma torpeur pour découvrir avec effroi que mon hôte était revenu me hanter, même en ces lieux pourtant inaccessibles en théorie. Je te l’avais dit, tu ne peux pas m’échapper, mais ne t’inquiète pas, je ne vais pas rester, cette fois, je suis juste venu t’annoncer que je compte mettre un terme à ton calvaire. Agréablement surpris, je lui demandai des explications, la raison de son harcèlement et de ses méfaits à mon égard. La voix se fit plus douce et me dit tranquillement, sans que me fussent réellement compréhensibles ses propos, ce qui aujourd’hui encore bouleverse chacune de mes pensées et parfois me fait rire, mais d’un rire de dément. Cette nouvelle touche à sa fin, me dit-elle, toi et moi disparaîtront par conséquent bientôt de ces malheureuses lignes qui sont les tiennes – je reviendrai dans un mois, rajouta-t-elle finalement, ou plutôt, dans un mot. Me revoilà, m’a annoncé il y a quelques instants la voix, un mois plus tard, comme elle me l’avait promis. Je ne suis pas le Horla, cette histoire de création onirique n’était là que pour placer les événements relatés dans le présent récit en perspective, et tu ne m’as pas créé, c’est moi, qui t’ai créé. Je m’appelle Erwan. Maintenant tu peux mourir en paix.

Il mourut.

Vendredi 15 février 2008. Erwan Bracchi.


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