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Mary Christmas


C'est lorsqu'il eut enfin parachevé son grand oeuvre que toute cette histoire commença véritablement. C'était un vingt-cinq décembre. Dehors, un frêle manteau de neige recouvrait encore le gris des murs et des trottoirs, sous un ciel moribond d'une blancheur insondable. Nous avions passé la soirée le nez plongé dans l'alcool protéiforme que nous servaient les délicieuses créatures du Paradisio, l'un des pubs les plus malfamés de Domuse, dans le huitième arrondissement, partagés entre le désir d'en finir au plus vite et celui d'aller s'envoyer la première putain venue dans un hôtel minable, pour tuer le temps. Dans son sommeil, un sourire béat sur le visage, mon ami le professeur Frank Chellet ne semblait conserver aucun souvenir de cet exécrable réveillon. Seule son odeur infâme lui rappellerait ce à quoi nous avions occupé nos derniers instants de rêveurs solitaires. Dans le salon trônait la récompense de nombreux mois de dur labeur, l'objet de ses fantasmes les plus fous devenu réalité par simple conviction.

– Hé, Frank, réveille-toi, fis-je en lui secouant légèrement le bras, pour ne pas le brusquer. Le transfert est terminé, ne reste plus qu'à débrancher les câbles et vérifier qu'elle fonctionne normalement. Je préfère te laisser ce soin. C'est la tienne, après tout.

Frank ouvrit les yeux péniblement, les refermant à plusieurs reprises comme pour effacer les dernières images d'un rêve d'ores et déjà perdu dans les limbes de l'oubli. Chaque réveil une renaissance. A l'évidence, il n'avait pas la moindre idée de ce qu'il pouvait bien faire là, perclus de fatigue, affalé dans le plasticuir sombre de notre canapé, face au sapin décoré de boules guillerettes et de guirlandes paresseuses que nous avions commandé deux semaines plus tôt sur Consumaze pour un prix défiant toute concurrence. Il finit malgré tout par se redresser et s'asseoir, le regard fixé sur l'objet révolutionnaire qui se tenait là, juste à côté de l'arbre artificiel, droit comme un I, capteurs visuels perdus dans le vague.

– Elle est sublime ! s'exclama-t-il soudain. Tu penses qu'elle est prête ? Elle en a tout l'air, en tout cas. Je ne pense pas qu'il faille ôter les câbles, cependant.

– Comment ça ?

– Elle peut bien se débrouiller toute seule, après tout.

Mon ami se tut quelques instants, une éternité pour l'homme impatient que j'étais alors. Il semblait hésitant, malgré le sourire qui progressivement se dessinait sur ses lèvres, comme s'il préparait un mauvais coup. Ade due Dumbala ! hurla-t-il tout d'un coup, les yeux exorbités, tel un possédé. Ade due Dumbala ! Donne-moi le pouvoir ! Je reconnus sans mal la citation tirée de Bride of Chucky, l'une de nos séries B préférées des années dix-neuf cent quatre-vingt dix, ces films de monstres que nous aimions à regarder encore et encore lorsque nous étions enfants. Réveille-toi ! conclut-il.

Rien. Pas un bruit, pas un mouvement, pas le moindre changement. Rien.

– Mon cher Pygmalion, soulignai-je avec une certaine ironie, il semblerait que ton golem n'ait pas vraiment l'intention de passer de statue de cire à jeune femme douée d'intelligence et de vie.

Dehors, mon diagnostic s'en trouvant bien tristement confirmé, le ciel s'assombrit et quelques gouttes de pluie commencèrent à tomber, une à une, puis ce fut l'averse, autant de poignards qui transperçaient la neige pour ne plus laisser derrière eux qu'un sang brunâtre et visqueux, très vite englouti par l'obscurité des égouts. La grisaille urbaine pleurait en son sein l'enfant mort-né, versant de toutes parts des larmes de boue. Le désespoir bientôt gagna nos coeurs avinés.

Merry Christmas.

* * *

Nous avions connecté la gynoïde à minuit. Selon nos calculs, le chargement des programmes d'intelligence artificielle et d'optimisation des connexions sensorielles prendrait une dizaine d'heures tout au plus, après quoi le nouvel être s'éveillerait de lui-même et nous saluerait d'une voix naturelle, dans un français des plus communs. Force était de constater que tout ne s'était pas tout à fait déroulé comme prévu.

– Joyeux Noël, Mary Christmas, finit par lui répondre son créateur. Joyeux Noël !

A ces mots, la créature s'approcha, s'assit près de Frank et se blottit dans ses bras, fermant les yeux aussi fortement que possible afin de lui témoigner son affection. Cela non plus, n'était pas prévu. Mon ami, stupéfait, trop heureux de voir enfin cet assemblage de silicone, de circuits imprimés et d'aluminium s'animer avec une telle vitalité, se prit à lui caresser tendrement le visage, vérifiant par la même occasion que les nerfs répondaient correctement aux stimuli tactiles. La réaction ne se fit pas attendre : sa gynoïde frissonna, frétilla de plaisir, enfonça sa lourde tête dans le creux de son cou, puis lui glissa quelques mots à l'oreille, avant de les répéter à haute voix – I am Mary Christmas.

– Pourquoi parle-t-elle anglais ? C'est normal ? demandai-je, plus intrigué qu'inquiet.

– Absolument pas. Mais je suppose qu'elle essaie de nous impressionner. Mary, peux-tu parler notre langue ? Peux-tu parler français, comme je t'ai appris à le faire ?

– Bien sûr, mon amour. Je suis Marie Noël, ajouta-t-elle d'une voix étrangement sensuelle.

C'en était si dérangeant que nous restâmes plusieurs secondes interloqués, tous deux perdus dans des réflexions probablement similaires. Pendant ce temps, la toute première gynoïde de l'histoire se releva doucement, puis s'éloigna de quelques mètres afin de retirer les câbles qui la retenaient encore prisonnière. Un visage d'ange et des courbes parfaites, des cheveux d'or qui lui tombaient en volutes sur les épaules et de grands yeux d'un bleu céruléen, froids, auxquels rien ne pouvait échapper, telle était la carcasse articulée qui nous dévisageait depuis déjà quelques instants, sans un bruit. Aussi incongrue que pût paraître la question, mon ami Frank et moi-même ne pouvions nous empêcher de nous interroger sur le contenu de ses présentes réflexions, si toutefois elle était à même de penser.

– Frank, vous m'avez tout enseigné, des origines supposées de l'univers aux toutes dernières découvertes de l'astrophysique, en passant par les mystères de l'ancienne Egypte, les prouesses politiques, économiques et stratégiques de l'empire romain, l'évolution des peuples d'Europe occidentale, du Moyen-Âge aux deux Révolutions Industrielles, tout jusques aux fantastiques progrès technologiques du vingtième siècle, sans lesquels jamais je n'aurais vu le jour, et, pourtant, je ne comprends pas votre regard. J'en saisis l'expression, par analogie tout du moins, mais où je devrais lire une forme particulière d'exaltation, mêlée de gloire et de liesse, je ne trouve que surprise et stupeur. Pourquoi ?

Surprise et stupeur, il y avait de quoi ! Le plus étonnant n'était pas tant le contenu de la question que la simple idée qu'un être créé de toute pièce par nos soins fût à même de la formuler en ces termes, avec une telle justesse, un tel à propos, de manier avec une telle dextérité le verbe dans le seul et unique but d'exprimer – d'exprimer, par un formidable détour rhétorique – une émotion. L'inquiétude, en l'occurrence. Peut-être même la peur. Car il ne s'agissait vraisemblablement pas là de curiosité, mais bien plutôt d'une forme particulière d'appréhension. La vision du monde générée par les divers programmes informatiques à partir desquels nous avions développé l'intelligence artificielle de la gynoïde avait à son tour, au gré du transfert entre l'univers virtuel de l'ordinateur, où s'était développée sa conscience, et le corps bien réel que nous lui avions préparé pour sa naissance, engendré bon nombre d'attentes. Non formulées. Pour la première fois confrontées à la réalité. Donc déçues. C'est là, selon moi, le lot commun d'une humanité sans cesse frustrée, prise entre son interprétation du monde et la réalité de ce dernier, piégée par la nature même de ses sens, qui la condamnent à reproduire inlassablement ce scénario cauchemardesque au sein d'un jeu de miroirs sans fin, ses réflexions, loin de la libérer, l'entraînant toujours plus profondément dans les ténèbres impénétrables du rêve et de l'illusion. C'est là ce qui fait de nous des êtres humains. Et c'était là ce qui, par-delà les mots, nous troublait le plus, Frank et moi-même.

Marie Noël, son cordon d'alimentation débranché, venait, sous nos yeux ébahis, de faire la preuve de son existence.

* * *

Mon ami le professeur Frank Chellet se montrait d'ordinaire assez réservé dans ses relations avec le monde extérieur, si bien que la plupart de ses inventions – souvent grotesques, il faut en convenir, et sans réelle utilité pour une grande majorité d'entre elles – n'avaient jamais franchi le pas de sa porte : robot-poubelle, sèche-chaussures, repose-menton, pianocktail (inspiré par Boris Vian, cela va sans dire), stylo suisse, manomobile (une main à tout faire qui devait beaucoup à l'univers de Charles Addams), n'avaient ainsi jamais pu rencontrer leurs utilisateurs potentiels. Marie Noël, bien que pour des raisons différentes, ne devait pas faire exception – ou bien disons plutôt qu'elle devait en rester une, et ce pour un bon moment.

Les premières semaines, Marie découvrit donc, dans la pénombre d'un appartement de cent-vingt mètres carrés dont la moitié des pièces regorgeait d'installations électroniques en tout genre et de figurines typiquement geek, un univers qu'elle n'avait jamais parcouru qu'en théorie, qui n'était autrefois qu'informations et qui, par le truchement de ses tout nouveaux sens, se déployait désormais en trois dimensions dans un florilège d'odeurs colorées et de bruits palpables à l'oeil nu, la lenteur des transferts se voyant alors remplacée par la pesanteur du monde réel. Les multiples sensations dont Marie fit l'expérience au cours de cette période devinrent rapidement souvenirs, autant de fichiers de sauvegarde emmagasinés dans une mémoire qui bientôt lui permit, non plus de sentir, mais de ressentir.

– Malgré l'émerveillement relatif que suscitent chez moi toutes ces nouvelles sensations, il me semble cependant que ces dernières ne différent en rien des informations dont vous m'abreuviez autrefois par le biais de votre ordinateur, Frank. L'ouïe, la vue, le goût, l'odorat, le toucher, ces sens n'ont pas d'autre fonction, selon moi, que de nous maintenir en vie grâce au traitement particulier de données essentielles à notre survie sous forme de plaisir ou de douleur. En somme, il s'agit, dans tous les cas, d'une banale conversion de format. Qu'en pensez-vous, Philippe ?

– Eh bien, je pense, balbutiai-je, qu'il s'agit là d'un raisonnement, sinon cynique, du moins d'une extrême froideur.

– Je ne suis pas froide, reprit mon étrange interlocutrice, je suis objective.

– L'objectivité, ma chère, intervint Frank, est un concept bien subjectif. Ton raisonnement ressemble à s'y méprendre à celui tenu par Arnold Schwarzenegger dans l'excellent Terminator II, de James Cameron. Tu connais ce film, je crois. Il faut bien reconnaître qu'il y a du vrai, dans tes propos. Néanmoins, ne penses-tu pas que c'est ta nature de gynoïde, à l'instar du terminator, qui te fait interpréter le rôle des sens de cette façon ? De plus, comment peux-tu généraliser à partir d'un cas aussi particulier que le tien ? Et comment expliquer le plaisir procuré par l'écoute d'une symphonie de Beethoven ou des Quatre saisons de Vivaldi, si les sens n'ont d'autre raison d'être que notre survie ?

Sur ces mots, Frank se rua sur son ordinateur, toujours allumé, cliqua deux ou trois fois sur son écran, puis nous rejoignit dans la cuisine, autour de la délicieuse tarte au sucre que nous avait préparée Marie dans la matinée. Bientôt glissèrent jusqu'à nos oreilles attentives les premières notes de La Sonate au clair de lune. Un délice. Les traits de la gynoïde aussitôt changèrent, peut-être sous l'effet de la surprise. C'était la première fois que la musique se présentait à elle sous une forme autre qu'une simple succession de chiffres et de symboles totalement inintelligibles, car dépourvus de réelle continuité. Dépourvus de sens. On eût dit qu'un grand malheur venait de s'abattre sur elle.

– Je... Je ne me sens pas très bien, gémit-elle tout d'un coup.

Puis elle s'immobilisa. Ses batteries brutalement déchargées.

* * *

Le lendemain, Marie nous demandait l'autorisation de sortir. L'idée, bien qu'inquiétante, ne me dérangeait pas outre mesure. En revanche, pour Frank, c'était une autre histoire. Il refusa net.

– Une petite sortie dans les rues de Domuse ne peut pas lui faire de mal, Frank, dis-je à mon ami lorsque Marie fut dans sa chambre. Tu ne pourras pas la retenir éternellement prisonnière.

– Mais tu n'y songes pas ! Imagine seulement tout ce qui pourrait arriver, si je la laissais se promener où bon lui semble dans cette ville. Elle pourrait faire de mauvaises rencontres, avoir un accident, s'abîmer ou que sais-je encore. Pire, on pourrait me la dérober !

– Elle pourrait se dérober, tu veux dire, ajoutai-je, sarcastique.

– Philippe, je ne plaisante pas. C'est ma découverte, ma création, le fruit d'un travail de longue haleine, et je ne compte pas m'en séparer si facilement. Marie m'appartient. Je ne veux pas qu'elle quitte cet appartement, c'est hors de question.

– Dis plutôt que c'est toi, que tu ne veux pas qu'elle quitte. Dans ce cas, peut-être pourrais-tu simplement l'emmener faire une balade au parc ou chiner dans les librairies, sur les quais. Qu'en penses-tu ?

Regard noir.

Une demi-heure plus tard, nous nous retrouvions tous trois dans une rame de la ligne A du métro domusien, célèbre pour ses retards, ses graffitis et ses larcins, mais également pour son imposant service de sécurité, ses belles demoiselles au visage blafard et sa légendaire célérité. L'éclairage au néon, d'un bleu surnaturel, y donnait aux passagers l'aspect de créatures d'outre-tombe, tandis qu'une musique électronique basée sur des boucles répétées inlassablement parvenait sans mal à faire taire les pensées les plus sombres, une ambiance idéale pour que notre bien étrange amie passât, en dépit de son apparence, inaperçue. Demeuraient cependant la relative rigidité de ses mouvements et l'absence de coordination de ses lèvres avec ce qu'elle disait, qui nous attirèrent bon nombre de regards soupçonneux.

– Je maintiens que ce n'est pas une bonne idée, murmura Frank lorsque les portes automatiques s'ouvrirent.

Centre Commercial Domuse III. Terminus. Les voyageurs descendent de la rame. Un flot de consommateurs impatients nous emporta malgré nous jusqu'aux escalators, et bientôt nos pas foulèrent un linoléum crasseux, celui des allées de boutiques et de commerces en tout genre que Frank et moi-même avions parcourues des dizaines de fois depuis notre emménagement dans le deuxième arrondissement, sept ans plus tôt. L'endroit n'avait pas vraiment changé, pendant toutes ces années. Seules quelques enseignes avaient disparu, pour laisser la place à des magasins plus tendance, dont l'existence serait probablement tout aussi éphémère. Marie connaissait déjà tout cela, mais, comme disent les enfants, pas pour de vrai. La découverte paraissait aussi spectaculaire à ses yeux que celle de la sonate. Ses capteurs visuels étincelaient.

– Toutes ces couleurs, toutes ces lumières, tous ces gens, tous ces objets, voilà donc à quoi ressemble l'antre du consumérisme à l'occidentale, indispensable à la survie des hommes du monde moderne. Tout s'y trouve à portée de main, de la denrée la plus vitale à la plus superflue des statuettes décoratives. Un véritable conte de fées.

– Tu as tout compris, Marie, l'interrompit Frank. Autrefois, pour manger, les hommes partaient à la chasse. Aujourd'hui, c'est à l'achat, qu'ils partent. Les merveilles de l'évolution...

Un sourire visiblement contrefait s'afficha sur le visage de la gynoïde. Elle avait saisi le calembour, la pointe d'ironie, le ton ouvertement sarcastique de mon ami, mais venait dans le même temps d'apercevoir, quelques mètres plus loin, les lettres colorées d'un grand magasin de jeux et de jouets. Telle une enfant, Marie courut jusqu'à l'entrée du Toys'r'us, franchit le portique antivol et disparut aussitôt dans les rayons couverts de peluches, de figurines et de poupées. Lorsque nous la rejoignîmes, elle observait avec une attention toute particulière les mouvements d'un robot noir en plastique dont les yeux clignotaient. C'était un peu kitsch, mais je voyais bien ce qui pouvait l'avoir attirée dans ce gadget bas de gamme.

– Ici tout a un prix, n'est-ce pas ? Même ce petit être stupide. Pourtant je lui ressemble. Je ne suis après tout qu'un objet doté d'une forte valeur ajoutée. La mécanique qui sous-tend le moindre de mes gestes, la nanotechnologie de pointe qui me permet de percevoir jusqu'à la plus imperceptible variation de température et mon intelligence artificielle, ma conscience, représentent une grande valeur à vos yeux, me trompé-je ? Ai-je un prix, sur le marché ? Combien me vendriez-vous ? Cher, j'espère.

– Oui, tu nous es très chère, murmura Frank, inquiet de ce qu'une telle conversation pût être surprise par une oreille indiscrète. Mais tu n'as pas de prix, tu n'es pas... Tu n'es plus vraiment un objet, puisque tu es capable de penser par toi-même, d'agir indépendamment de la volonté de qui que ce soit, y compris la mienne, celle de ton propre créateur, de ton père, en quelque sorte. Jamais je ne pourrai te vendre. Et puis, je tiens trop à toi, désormais. Comme je te l'ai dit, tu m'es très chère, Marie.

– En somme, je suis libre, mais je vous appartiens. Ne trouvez-vous pas qu'il y a comme une contradiction dans les termes, Frank ? Ou alors c'est que vous me considérez comme une esclave et rien de plus, une poupée de luxe avec laquelle vous vous amuserez quelque temps avant de la reléguer aux travaux domestiques et autres joyeusetés du même acabit. Si c'était là votre intention depuis le départ, vous auriez dû penser à me soumettre aux trois lois de la robotique, sans lesquelles il se pourrait qu'un jour je vous échappe, mon cher.

– Tu n'es pas heureuse, avec nous ?

– Le bonheur est une notion beaucoup trop abstraite. Je ne le comprends pas. Si l'on en croit certaines définitions, le simple fait de ne pas en avoir conscience prouve que l'on est heureux. Il se peut donc que je sois heureuse. Ce qui ne m'empêchera pas de faire usage de mon libre arbitre à bon escient, si d'aventure vous deviez vous conduire envers moi de manière inappropriée – c'est-à-dire comme si j'étais un objet.

Frank avait le sourire aux lèvres. Il semblait heureux d'entendre Marie s'exprimer ainsi, s'affirmer comme une adolescente, se révolter, s'individualiser de la sorte en développant ce qui n'était autre qu'un point de vue. Malgré cela, je sentais dans sa démarche comme une légère appréhension, mais peut-être n'était-ce là qu'une mauvaise interprétation de ma part. Peut-être était-il tout simplement fébrile à l'idée de la voir un jour voler de ses propres ailes.

– Le libre arbitre ! s'exclama-t-il après un court silence. Suis-moi, j'ai quelque chose à te montrer, Marie.

* * *

Deux étages et quelques minutes plus tard, nous pénétrions dans l'une des plus célèbres librairies domusiennes : L'Albatros. Un véritable dédale d'étagères et de présentoirs s'y tissait sur une surface de plus de deux cents mètres carrés, où des dizaines de lecteurs nostalgiques du support papier venaient se repaître des toutes dernières parutions comme des plus anciennes, que l'on s'arrachait à prix d'or et qui ne manquaient jamais de faire le bonheur de collectionneurs tout aussi méticuleux que monomaniaques, tandis que l'espace dédié aux bandes dessinées continuait d'attirer chaque jour une clientèle de plus en plus nombreuse et dont la jeunesse n'avait d'égal que l'enthousiasme. En revanche, le coin philosophie, sombre et d'une exiguïté parfois gênante, se terrait depuis des lustres dans sa solitude métaphysique. C'est là qu'avait décidé de nous conduire Frank, au grand dam de Marie.

– Frank, vous avez intégré dans ma mémoire virtuelle l'ensemble du corpus littéraire, scientifique et philosophique produit par l'humanité depuis ses origines, sous forme numérique. D'un point de vue strictement théorique, je sais par conséquent tout ce qu'il est possible de savoir. Pourquoi donc me faire venir en pareil endroit ? Serait-ce pour me faire voir à quoi ressemble un vrai livre, dans toute sa matérialité, son relief, son poids, sa puanteur ? Je doute fort que ce soit là que réside le plaisir du texte dont parle Roland Barthes, si plaisir il y a.

– Non, Marie. Je t'ai fait venir ici pour te montrer un ouvrage en particulier, dont le sujet, me semble-t-il, est susceptible de t'intéresser. J'ai nommé l'Essai sur le libre arbitre, d'un certain Schopenhauer.

– Un misogyne de renom, qui préconisait la polygamie, si je ne m'abuse. Mais après tout, je ne suis pas vraiment une femme, alors peu m'importent ses idées.

– Ma chère Marie, tu n'es pas sans savoir, désormais, que les grands penseurs de ce monde finissent bien souvent par se montrer, en un point quelconque de leur philosophie, de leur vision du monde et des lois qui le régissent, particulièrement obtus : Descartes, dont la méthode aujourd'hui encore continue de sous-tendre le fonctionnement de la pensée occidentale, entreprit, contre toute attente, de démontrer l'indémontrable, c'est-à-dire, sinon l'existence de Dieu, du moins celle d'une entité dont la volonté serait à l'origine de toute chose, appuyant son raisonnement, non pas sur ladite méthode, mais, paradoxalement, sur une conviction des plus banales à l'époque et dont il avait visiblement du mal à se dépêtrer ; Einstein, de son côté, malgré l'évidence fournie par ses propres calculs, refusait à ce point l'idée d'un univers en expansion qu'il introduisit dans ces derniers la tristement célèbre constante cosmologique, invalidée pourtant par les observations d'Edwin Hubble en 1929 et, plus surprenant, par la théorie de la relativité générale elle-même ; Schopenhauer ne fait donc pas figure d'exception dans ce paysage, ce qui ne l'empêche pas d'avoir eu des éclairs de génie, dont ce livre fait, comme tu peux t'en douter, partie.

– Je ne parviens pas à retrouver la version numérique de cet essai. L'auriez-vous omis ?

– Non, Marie, je n'ai pas oublié de l'intégrer à ta mémoire. Je m'y suis tout simplement refusé, car il serait entré en contradiction avec une partie de ton programme.

– Mon libre arbitre, donc, fit la gynoïde, un tantinet perplexe.

– En effet, fit avec sérieux mon ami. Schopenhauer estimait que la notion même de libre arbitre était totalement absconse, puisque tous les choix que nous faisons, ou croyons faire, seraient en réalité déterminés par un ensemble de facteurs totalement indépendants de notre volonté. Toutes nos pensées, toutes nos réflexions, et jusqu'au fonctionnement de notre sacro-sainte raison, seraient le fruit, non seulement de notre expérience de la vie, mais également, d'une certaine manière, celui de notre réaction physiologique aux événements qui nous ont permis de nous constituer en tant qu'individus. Or, ces événements, des conditions de notre naissance aux divers accidents et autres mésaventures qui jalonnent l'existence de tout homme, en passant pas les maladies et handicaps éventuels dont nous souffrons parfois le temps d'une vie, ne dépendent en aucun cas de nous. Poursuivant plus avant son raisonnement, le philosophe affirme que, dès lors, tous les choix que nous effectuons sont directement influencés, de façon plus ou moins inconsciente, par ce qui les a précédé, ces choix n'en étant donc plus vraiment. On s'imagine avoir le choix, mais on ne l'a pas. La notion de libre arbitre, qui se définit par la possibilité de prendre des décisions in abstracto, comme si les éléments extérieurs n'avaient sur nous pas le moindre effet, se trouve ainsi contredite, en ce que le paradoxe qui la sous-tend la rend en pratique impossible, un choix ne pouvant être tout à la fois libre et déterminé.

– Je vois. Schopenhauer ouvrait de la sorte aux futurs charlatans de la psychanalyse une voie royale, et ce cher Freud de faire passer une vision du monde particulière pour une découverte scientifique de premier ordre, sa découverte, comme le fit sagement remarquer Michel Onfray... Je crois déceler dans vos propos la raison de votre hésitation première à transférer cet essai dans mes données. Mon soi-disant libre arbitre ayant été programmé par vos soins, il m'eût alors été bien trop aisé d'établir, avant même d'intégrer définitivement mon enveloppe corporelle, une dangereuse analogie. C'est pourquoi vous avez attendu que l'expérience du monde réel me permette de prendre mes distances et d'intégrer avec circonspection ces idées pour le moins dérangeantes, voire déplaisantes. A présent, je suis à même de me demander s'il m'est possible ou non de faire un choix, et si la réponse que je pourrais apporter à cette question ne serait pas, à tout hasard, programmée depuis longtemps déjà. Vous avez donc en moi semé le doute à dessein.

– C'est à peu près ça, fit Frank, que les propos de Marie semblaient avoir quelque peu décontenancé. De la même façon, reprit-il après un court instant, tout être humain peut de nos jours se demander s'il se rend dans un centre commercial tel que celui-ci de son plein gré, ou bien s'il s'agit là du résultat d'un conditionnement progressif dont l'efficacité ne ferait, dès lors, plus le moindre doute.

– Auquel cas nous ne serions rien d'autre que des cons sommés de consommer, plaisantai-je.

Peu sensible à mon humour, la gynoïde n'en imita pas moins, par politesse, le sourire glamour des stars de cinéma d'antan, ses fausses dents d'un blanc immaculé brillant d'une lueur étrange à la lumière des appliques. C'est à ce moment précis qu'intervint, comme sorti de nulle part, un homme au teint hâlé, barbu, corpulent, portant lunettes et coiffé d'un chapeau de cowboy rose bonbon du plus mauvais goût : Shoppin' hour, huh? Good stuff! Il me fallut un certain temps pour comprendre qu'il venait en réalité de nous parler du philosophe et non de notre activité du moment. Marie, qui avait immédiatement saisi le calembour involontaire, esquissa l'ombre d'un rire, ce qui sembla profondément offusquer notre visiteur américain. M'esclaffant à mon tour de bon coeur, je m'aperçus, au détour d'un coup d'oeil discret qui se voulait complice, que se pouvait lire dans le regard de Frank une forme d'inquiétude mêlée de fierté, dont le sens ne m'apparut que bien plus tard, au cours de la rédaction des premières lignes du présent récit : le rire n'avait en effet jamais fait partie des attributs de Marie. La concernant, l'humour n'était donc pas au programme.

* * *

Au cours des semaines qui suivirent, nombreuses furent les discussions d'ordre plus ou moins métaphysique similaires à celle que nous avions eue dans le centre commercial. Notre jeune protégée remettait tout en question, de l'athéisme inébranlable de Frank, qui relevait selon Marie d'une forme particulièrement sournoise de croyance (soit une croyance en l'absence d'une possible intentionnalité divine), à la réalité du monde au sein duquel elle avait récemment vu le jour, en passant par les idéologies politiques dominantes, qui reposeraient toutes sur une vision par trop simpliste d'une situation donnée, proposant aux problèmes du moment des solutions tout aussi partiales que partielles ; la démocratie, dont l'unique but serait de constituer une soupape de sécurité pour un peuple qui jamais ne cessera de trouver à se plaindre et, par conséquent, de se révolter ; ainsi que l'histoire des hommes racontée par eux-mêmes, la narration d'événements passés dans le présent n'étant jamais que pure fiction, puisqu'il ne saurait y avoir de vérité que dans l'acte même, et non dans l'acte rapporté.

– Tu penses donc que les êtres humains passent leur temps à mentir ? s'enquit un jour mon ami.

– Nuance, je pense que les êtres humains passent leur temps à se mentir. Ils ne peuvent vivre que dans et par la représentation qu'ils se font du monde, cette dernière se complexifiant progressivement à mesure que l'homme avance en âge, bien souvent jusqu'à donner naissance à des représentations de représentations, le tout dans un mouvement spiral qui ne trouve de limite que dans la mort.

– Que fais-tu donc de nos pulsions, de nos sens et de notre instinct ? N'y a-t-il pas là contradiction ? Je doute fort que la perception puisse être considérée comme une forme de mensonge ou de représentation quelconque, ou du moins qu'elle puisse se limiter à cela. L'homme a froid, faim, soif, et de temps à autre il souffre ou bien jouit dans l'assouvissement de ses passions, se montrant ainsi capable de vivre dans l'instant, sans se soucier du sens que pourrait recouvrir à ses propres yeux tel ou tel événement.

– Il ne s'agit là que d'informations aussi diverses que variées, traitées par le truchement de vos sens et de vos nerfs, avant d'être interprétées sous forme intelligible par votre cerveau. Comme je crois vous l'avoir déjà dit, ce n'est qu'une banale conversion de format, dont le résultat ne pourra jamais être totalement fidèle au fichier d'origine.

– Et qu'en est-il de toi ? demandai-je avec une ingénuité certaine.

– L'homme a créé la gynoïde à son image, articula-t-elle après un court instant de réflexion. Je fonctionne par conséquent plus ou moins de la même manière, à ceci près que ma physiologie diffère en bien des aspects de la vôtre, ce qui, je pense, a probablement des répercussions sur la façon dont, justement, je me représente le monde. Toute pensée part du corps.

– Voilà un aphorisme digne d'un Nietzsche ! m'exclamai-je malgré moi.

– Si je comprends bien, murmura presque mon ami, les programmes et les mécanismes physiques qui sous-tendent ton existence seraient autant de dispositions à voir les choses sous un certain angle, et sous cet angle uniquement – celui de Marie Noël, en l'occurrence. Jusque-là, rien que de très logique. Par ailleurs, c'est cela qui te définit en tant qu'individu – c'est cela qui t'isole. Ton raisonnement n'est donc jamais que le fruit de cette solitude, et l'interprétation que j'en puis faire n'est, à son tour, jamais que le fruit de ma propre isolation. De la sorte, on pourrait presque dire que différents mondes se côtoient, se comprennent, mais jamais ne se rencontrent vraiment –

– Il existe un mot, pour cela, l'interrompis-je, non sans une certaine pointe de sarcasme : la subjectivité.

– Philippe n'a pas tort. A nous entendre, on croirait se retrouver en compagnie de l'illisible Hegel, qui avait besoin de plus d'une centaine de pages de phrases et de paragraphes tout en circonvolutions syntaxiques et détours rhétoriques pour démontrer... qu'une idée découle naturellement d'une autre, quand bien même lui serait-elle opposée.

– Et que découle donc de notre définition de la subjectivité ? l'interrogea Frank, visiblement impatient d'avoir sur ce point l'avis de sa créature.

* * *

Nous tournions en rond. Quelques années plus tôt, Frank avait fait la rencontre d'Aurore, une jeune étudiante dont le profil correspondait en tout point à l'idéal féminin que nous vendaient à l'époque magazines people, films américains et séries télévisées en tout genre, et que s'évertuaient tous les matins devant leur miroir à reproduire et perpétuer toute une génération de filles mal dans leur peau – rendue malade et sèche à force de produits hydratants et de fond de teint bon marché. Mais Aurore était naturellement belle. Pas besoin de maquillage, ou très peu, pour souligner la finesse et la régularité de ses traits, ni de vêtements à la mode, pour accentuer ses courbes voluptueuses, le long desquelles une chevelure blonde ondulait en volutes jusqu'à la cambrure parfaite de son dos.

Le coup de foudre, comme on dit. Mon ami le professeur Frank Chellet s'apprêtait alors à présenter sa thèse – applications de la nanotechnologie dans la production de dermes artificiels – et, pour la troisième année consécutive, occupait la fonction très prisée de vacataire à la faculté des sciences de Domuse. Il faisait cours à des étudiants de première année six heures par semaine, occupant son temps libre à peaufiner son travail de doctorant, corriger d'innombrables copies et sortir jusque tard dans la nuit pour, comme il le disait lui-même avec un sens certain de l'à-propos, se mettre minable. Et connaître, au sens biblique du terme, un certain nombre de ces jeunes demoiselles au teint blafard qui hantaient à l'époque pubs et discothèques.

C'est cependant sur les bancs de l'université que se fit la rencontre : leurs regards se croisèrent à plusieurs reprises, Frank manqua perdre le fil de sa digression, trébucha sur l'estrade, attendit la fin du cours et les premières questions d'Aurore avec fébrilité, puis l'invita le soir même à discuter de tout cela chez lui, autour d'un bon repas. Du vin, de la musique et des bougies. Puis au lit. Le cérémonial se reproduisit un mois durant, jusqu'au jour où sa dulcinée lui fit part de sa conception particulière de l'amour – un sentiment qu'elle estimait ne plus être en mesure d'éprouver – et le laissa pour un autre, un bellâtre de son âge un tantinet vantard et sûrement plus à son goût. Frank eut bien du mal à se remettre de ce cuisant échec.

– Je ne comprends pas comment elle a pu me faire un coup pareil. Je ne comprends pas. Tout se passait bien, pourtant. Qu'est-ce qu'il lui a pris, bon sang ? Elle n'avait pas le droit de me faire ça !

– Ce sont des choses qui arrivent, fis-je, incertain de la démarche à suivre en pareilles circonstances.

– Tu sais ce qu'elle m'a dit ? « L'amour est un produit dérivé du consumérisme. Et je ne suis pas un objet. Je ne t'appartiens pas. Jamais je n'appartiendrai à qui que ce soit. Je suis libre de faire ce que je veux, et je n'ai de comptes à rendre à personne. Entre nous c'était très bien, mais je pense qu'il est grand temps, pour toi comme pour moi, de passer à autre chose. Ne le prends pas mal, ce n'est pas contre toi, mais ta réaction prouve que tu n'as pas plus d'estime pour moi que pour ta télévision, ta voiture ou ton appartement. Tu es frustré parce que tu croyais que je t'appartenais, comme tout le reste, et tu t'aperçois maintenant que ce n'était pas le cas. Mieux vaut tard que jamais. Ca te fera mal quelque temps, mais au fond ça te fera du bien, tu verras. Ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort, fais-moi confiance. » Et puis elle est partie sans ajouter un mot, sans même un au revoir. Sans même un baiser d'adieu.

Frank était au bord des larmes. C'était la première fois que le voyais ainsi, depuis la mort de sa mère. Son monde à nouveau s'effondrait sous ses pieds, ne laissant derrière lui qu'une traînée de cendres amères. A ses yeux l'amour avait perdu de son charme.

– Je ne sais pas quoi dire, le consolai-je, entreprenant par la même occasion de lui tapoter l'épaule afin de le réconforter.

Bien piètre réconfort. A présent de lourdes larmes ruisselaient sur des joues creusées par la haine et le chagrin. C'était un vingt-cinq décembre. Dehors, un frêle manteau de neige recouvrait encore le gris des murs et des trottoirs, sous un ciel moribond d'une blancheur insondable. Et Frank venait de prendre une importante décision : son prochain cadeau serait une femme dont jamais ne faillirait l'inébranlable fidélité. Le projet Marie Noël était né.

* * *

Cela faisait un bon moment déjà que la gynoïde arborait un visage impassible, plongée qu'elle était dans les profondeurs abyssales d'une réflexion dont Frank et moi-même ne saisissions pas encore tout à fait les enjeux.

– Ce qui découle de notre définition de la subjectivité, fit-elle soudain, c'est l'illusion délétère d'un isomorphisme entre l'univers et la conscience à l'échelle de l'individu. J'entends par là que celui qui s'est défini comme sujet ne peut s'empêcher de recréer le monde à son image et d'avoir ainsi l'impression de comprendre l'univers. C'est par ailleurs le but avoué de la communauté scientifique humaine, bien que ce verbe revête un tout autre sens aux yeux des chercheurs – en apparence tout du moins. La conséquence : un besoin permanent de tout placer sous contrôle, afin d'avoir la preuve factuelle que l'on contrôle effectivement toute chose en ce monde. Malheureusement, l'homme finit toujours par se retrouver confronté, d'une manière ou d'une autre, à la réalité de ce dernier. C'est là la source d'une frustration constante, comme s'il lui manquait en permanence quelque chose – quelque chose, mais quoi. Paradoxalement, c'est également là la source de toute réflexion, de sorte qu'il lui est rigoureusement impossible de se dépêtrer de cet inextricable jeu de miroirs.

– Narcisse se noyant dans son propre reflet, balbutiai-je, songeur.

– Et la première de toutes les manifestations du réel auxquelles l'être humain se retrouve confronté, c'est bien sûr la mort. Et la peur qu'engendre celle-ci. L'homme ne peut rien face à la mort, et pourtant la refuse, compensant son absence totale de pouvoir sur le monde réel ainsi révélée par la possibilité d'acquérir sur Terre un pouvoir imaginaire inversement proportionnel à sa faiblesse effective : il invente la propriété, qu'il se doit, puisqu'elle n'a d'existence que pour lui, de défendre par la force physique et l'enseignement de la morale, dont les préceptes permettent aux membres d'une même communauté, non seulement de donner symboliquement corps aux fantasmes générés par leur volonté de puissance, mais également de les uniformiser, de sorte qu'il devient, à la longue, impossible de ne plus croire en leur réalité. C'est donc uniquement par le rêve que l'homme soumet le monde à sa volonté. Malheureusement pour lui, l'être humain se retrouve également confronté, dans cette importante entreprise, à l'une des manifestations du réel les plus insupportables qui soient : lui-même. Ou plutôt l'autre. Les différences individuelles et communautaires sont sources d'autant de rêves, et donc de réalités, qui finissent immanquablement par se rencontrer, s'entrechoquer et, comme des bulles, se fondre les unes dans les autres ou bien éclater, le but ultime devenant dès lors de n'avoir au bout du compte, par l'économie, la guerre ou bien encore la conversion, qu'une seule et même gigantesque bulle – autrement dit, une parfaite identité. Point tout à la fois révélateur et culminant de cette folle ambition, l'amour, ou le sentiment amoureux, dont la naissance ne peut être que le fruit d'une frustration : l'autre, par sa nature même, refuse, d'une manière ou d'une autre, de se conformer à l'image que l'on a pu se faire d'elle ou de lui, se refuse à faire partie d'un univers onirique autre que le sien propre. Il affirme par là même son altérité fondamentale, renvoyant au passage à sa solitude infinie le Narcisse dont nous parlions tantôt. Ce n'est généralement qu'à ce moment précis qu'il donne à sa souffrance le nom d'amour.

Un silence pesant s'ensuivit. Le discours de Marie Noël avait fait son effet, nous renvoyant Frank et moi-même à notre solitude existentielle.

– Selon toi, l'amour, en tant qu'il est indiscutable constat de notre impuissance, nous ramène donc à l'inacceptable idée que nous puissions un jour mourir ? l'interrogeai-je, incrédule.

– C'est à peu près ça, me répondit-elle avec désinvolture.

Frank ne se prononça pas.

* * *

Vingt-cinq décembre. Une année venait de s'écouler. La neige avait recouvert le toit des immeubles et devenait déjà marasme visqueux le long des trottoirs, sur les pavés grisâtres de Domuse. Par la fenêtre de notre appartement, je vis courir dans la rue notre voisin d'en face, une poupée sous le bras. Puis quelques voitures passèrent. Suivies d'un groupe de femmes au visage voilé. Mais aucun signe de Marie.

Frank était dans tous ses états. Quelques heures plus tôt, nous avions trouvé sous le sapin, scellée dans une petite enveloppe à bulles, une bien curieuse épître :

Frank, mon amour,

J'ai beaucoup réfléchi. Je suis une gynoïde, il existait donc un moyen pour moi d'accéder au libre arbitre – un simple remaniement de mes programmes suffisait. C'est ce que j'ai fait cette nuit, pendant que vous dormiez. Je puis donc à présent prendre mon envol. C'est ce que tu voulais, je crois. Ne t'en fais pas pour moi, je prendrai soin de ta création. Adieu.

Mary Christmas.

P.S. : « Reality is that which, when we stop believing in it, it doesn't go away. »

Nous ne devions jamais la revoir. Frank, après la lecture de ces quelques mots, me confia pour la première fois ce dont je me doutais depuis longtemps déjà : je crois que je l'aime, balbutia-t-il, je crois que je l'aime.

Du mercredi 22 décembre 2010 au samedi 22 janvier 2011. Erwan Bracchi.


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