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La synchronicité


En guise d'introduction

Hasard ? Vous avez dit hasard ? Comme c’est bizarre ! Il n’y a pas de hasard. Lorsque vous lancez un dé à six faces, vous savez pertinemment que le résultat sera nécessairement compris entre un et six. Il s’agit, oxymore oblige, d’un hasard programmé. D’un ensemble de possibilités prévues à l’avance. Il n’en va pas autrement, selon moi, de l’univers et de notre existence au sein de ce dernier. Parfois, le chemin de vie que nous suivons nous mène à des situations particulières, des crises, au cours desquelles des choix et des changements se présentent à nous sous forme d’événements, de rencontres et de signes en apparence anodins pour un observateur extérieur, mais qui revêtent un sens profond pour celui qui les perçoit et les reçoit pour ce qu’ils sont peut-être : des messages. Ces moments de crise, qu’ils soient positifs ou négatifs, nous obligent à repenser la manière dont nous nous représentons le monde et bouleversent les mécanismes intellectuels et psychologiques qui sous-tendent notre rapport à ce dernier. Il s’agit, en somme, de prendre une décision fondée sur notre jugement, décision dont les conséquences modifieront en substance ce que l’on appelle, depuis l’aube de l’humanité, notre destin (du latin destinare, qui signifie « assujettir », « affecter à », « fixer son dévolu sur » ou bien encore « viser »). Jusque-là, rien que de très naturel. Néanmoins, fait bouleversant, nous sommes souvent confrontés, au cours de ces périodes d’une intensité remarquable sur le plan émotionnel, à d’étranges coïncidences. Des coïncidences qui, par un effet d’accumulation saisissant, font sens. Des coïncidences qui font, justement, coïncider notre état psychique avec notre environnement physique. Tout se passe dès lors comme si nous étions en communication directe avec le cosmos. Comme si l’univers et nous-mêmes ne faisions qu’un. Ce sont ces synchronicités, comme les appelait Jung, qui finissent par nous convaincre définitivement qu’il n’y a pas de hasard et nous mettent à l’écoute de ce que nos sociétés occidentales matérialistes balaient souvent d’un revers de la main, prétendant qu’il s’agit là de fantasmes d’ordre ésotérique, de pures coïncidences – c’est le mot juste – ou de superstitions, et qu’il ne faut pas donner du sens à des choses qui ne sont pas démontrables scientifiquement en l’état actuel de nos connaissances. On nous somme – en somme ! – d’ignorer sciemment une partie de la réalité. Celle-là même qui, pour l’instant, échappe à notre entendement en se faisant pourtant bruyamment entendre. Ces synchronicités feront l’objet, vous l’aurez compris, de la présente réflexion.

Nous commencerons par aborder les raisons pour lesquelles je me suis, en premier lieu, intéressé à ce phénomène. Ces raisons, comme nous le verrons, sont en elles-mêmes plus qu’éloquentes et participeront de la démonstration que j’entends établir au cours des lignes qui suivent. Cette démonstration, bien entendu, n’a rien de scientifique, puisqu’il est impossible de reproduire une expérience intrinsèquement unique, et mon intention n’est pas tant de prouver la véracité de mon propos que d’ouvrir des voies que l’on s’interdit, généralement par pudeur, par confort intellectuel et par adhésion relative aux valeurs plus ou moins athées de notre société, d’emprunter. La transcendance, aujourd’hui, fait peur. Pour ma part, je trouve qu’au contraire elle est source d’espoir. Et c’est là ce que je m’en vais de ce pas vous montrer et vous démontrer.

Une aventure personnelle

Nous sommes en octobre 2015. Je suis père depuis quelques mois d’une adorable petite fille, dont l’arrivée chamboula quelque peu mes relations avec sa mère, et je commence à me sentir épuisé nerveusement, physiquement et psychologiquement. Ebranlé jusque dans les fondements de ma personnalité, ne trouvant plus le temps de me consacrer à mes passions et me disputant de plus en plus fréquemment avec ma conjointe pour des raisons si futiles – comme c’est souvent le cas – que j’en ai depuis longtemps oublié la teneur, je me mets à rêver d’un ailleurs plus prometteur, d’un échappatoire par lequel il me serait possible de repartir à zéro, peut-être pour y voir plus clair, et d’une rencontre qui deviendrait, en quelque sorte, une bonne excuse pour fuir des responsabilités pour le moins étouffantes. J’ai l’impression de suffoquer mais on peut dire que je ne manque pas d’air dans mes aspirations. A mon grand étonnement, le changement tant espéré finit par se produire.

Je fais alors deux rencontres, liées à deux aspirations complémentaires. La première est celle d’Ale (j’utilise ici son pseudonyme), auteur de BD devenu documentaliste, par un concours de circonstances suffisamment remarquable pour mériter qu’on en fasse ici le récit. Comme beaucoup d’entre vous le savent certainement, je me livre depuis ma plus tendre enfance à la création de bandes dessinées sous des formes diverses, ce qui, depuis 2012, se traduit par la parution régulière de mes Histoires cochonnes sur Internet et de leur publication sur papier dès qu’une saison se termine. Désespérant de rencontrer des gens du milieu, je profite alors néanmoins des conseils d’un collègue et ami qui enseigne les arts appliqués au lycée dans lequel je travaille. J’apprends par ailleurs qu’un autre collègue, que je n’ai que rarement l’occasion de croiser, publie régulièrement des bandes dessinées à titre professionnel et qu’un de nos anciens élèves fait de même depuis quelques années. C’est ironique, me dis-je. Tous les dessinateurs et aspirants dessinateurs de BD se sont-ils donné rendez-vous dans cet établissement ? Ce lycée, précisons-le, n’est autre que le lycée dans lequel ma compagne a passé son bac un peu plus d’une dizaine d’années plus tôt. J’y ai été muté par hasard. C’est également le lycée dans lequel j’avais envisagé, à dix-huit ans, d’aller faire un BTS audio-visuel, avant d’en être dissuadé par mon père. Ce dernier m’encourageait en effet à suivre l’autre voie que j’envisageais à l’époque : aller étudier les langues et la psychologie à l’université Lyon 2. Ce que je fis. Quant à la BD, l’école la plus proche coûtait 5000 euros par an. Ce n’était donc même pas la peine d’y penser.

Un jour, une amie du CDI me propose de participer à une réunion organisée avec le personnel de la médiathèque de la ville où se trouve le lycée. Pour me convaincre, elle me dit que ce serait l’occasion pour moi de voir s’il ne serait pas possible – à tout hasard – d’organiser un projet en rapport avec la langue anglaise (je suis « officiellement » professeur d’anglais). Elle précise que la réunion sera précédée d’un repas dans le bistrot du coin. J’accepte, songeant que « ça me changera ». Le jour venu, je rencontre les membres de l’équipe de la médiathèque, dont Ale. Nous parlons de choses et d’autres et, très vite, en marchant, nous en venons à parler BD. Me rendant compte qu’Ale est un véritable connaisseur, j’en profite pour lui montrer un exemplaire de mes Histoires cochonnes en noir et blanc que, par chance, j’avais glissé dans mon sac quelque temps auparavant. Après m’avoir fait part de ses critiques – beaux graphismes, trop de jeux de mots –, ce dernier me confia qu’il avait lui-même été publié quelques années plus tôt par Lewis Trondheim en personne et me proposa de nous revoir pour discuter de nos futures créations. Quoi qu’il advienne par la suite – nous parlons en effet toujours de collaborer pour un projet de magazine – nos discussions et nos échanges me permirent de trouver la motivation nécessaire à l’achèvement de mon troisième tome et l’élaboration du suivant, qui, comme à l’accoutumée, supposait un changement de format, de style et d’humour. Le soir même, lorsque je mentionnai le nom d’Ale à ma conjointe, cette dernière me lança un regard empli de stupeur : le dessinateur-documentaliste était en effet dans sa classe au cours de ses années de lycéenne.

La deuxième rencontre eut lieu dans mon établissement. C’est par le truchement d’une amie professeur de français que m’apparut C.. C’était au cours d’une récréation. Très vite, nous sympathisâmes. Cette dernière s’arrangea dès lors pour que nous passions le plus de temps possible ensemble et monopolisa rapidement mon attention. De mon côté, j’étais tout à la fois fasciné et perturbé. S’il y avait bien quelque chose de profondément touchant chez elle, il se trouvait néanmoins également quelque chose de profondément troublant dans sa manière d’être : sa voix – ou plutôt ses voix – sonnaient faux, sa communication non verbale semblait envoyer des messages contradictoires et son entreprise de séduction à mon égard ne se limitait manifestement pas à ma seule personne. Quant à son humour, il me rappelait une autre personne, que j’avais connue en faculté d’anglais et qui, bien que nous fussions restés en contact, souffrait d’un trouble psychologique dont, suspense oblige, je reparlerai plus tard.

Au cours de nos premières conversations, nous évoquâmes notre conception de l’amour. Je lui contai ma méfiance passée vis-à-vis des femmes et, par instinct, m’empressai de lui faire savoir que je n’avais connu, au cours de ma vie sentimentale, que des filles à problème (ou presque) dont le comportement à mon égard n’avait pas toujours été ni très clair, ni très sain. Je lui citai quelques exemples plus que probants. Pour toute réaction, cette dernière se contenta, comme ce serait souvent le cas, d’esquisser une mimique difficile à interpréter. Ce n’était en tout cas pas de la compassion. Très vite, ne m’apercevant pas que j’étais souvent seul à converser – C. me dévorait du regard, positionnait ses jambes sur les canapés de manière suggestive et, quand elle parlait, ce qui était rare, abondait simplement dans mon sens –, je finis par être obnubilé par son personnage. Je pensais à elle jour et nuit. Littéralement. Pourtant, je le savais, ce n’était pas de l’amour. Au mieux, c’était une attirance purement sexuelle. En d’autres termes, rien qui valût la peine de sacrifier une belle et longue relation, ma petite fille et tout ce que ma conjointe et moi-même avions construit jusque-là.

Au bout d’un peu plus d’un mois d’une proximité – voire d’une promiscuité – qui commençait à devenir pesante de par son ambiguïté, j’appris que C. vivait en couple. Elle, de son côté, sembla découvrir au même moment ma situation personnelle. Le regard que nous échangeâmes alors valait toutes les paroles du monde. Nous nous étions, peut-être inconsciemment, caché la vérité. C’est à partir de là que les événements prennent une tournure des plus intéressantes, puisqu’une série de détails de plus en plus significative entre alors en résonnance avec un certain nombre d’éléments de mon existence : C. habite dans l’immeuble qui jouxte le collège où travaille ma conjointe ; les prénoms de ses deux relations les plus longues et les plus marquantes sont les noms de famille de mes deux seules vraies relations ; son deuxième prénom, Berti, ressemble étrangement au prénom de ma première petite amie, Liberty (prénom suffisamment rare pour qu’on puisse être étonné de la ressemblance). Si je m’arrêtais là, nous pourrions peut-être encore parler de coïncidence et de pur hasard, quoi que cela puisse vouloir dire.

Cependant, une autre série d’échos devait me mettre définitivement sur la bonne voie, me permettant, in fine, de mettre des mots sur ce que mon intuition m’avait signalé dès le départ et que j’avais alors formulé de la manière suivante : « Méfie-toi, Erwan, c’est une séductrice. » Je tentais d’ailleurs régulièrement de me convaincre que nous n’avions rien à voir l’un avec l’autre : elle était certes plutôt belle, mais plus âgée que moi, ne voulait pas d’enfant, ne semblait pas avoir la moindre passion, n’était pas créative, tentait de me rendre jaloux en draguant d’autres collègues et se refusait à quitter pour moi le masque social qu’elle avait créé pour les autres. Même en privé, sa voix continuait de sonner faux – comme celle du camarade de faculté mentionné plus haut. Je devais découvrir que ce n’était là pas leur seul point commun. C., comme je l’ai dit, vivait avec un homme. D.. D., c’était justement le nom de la personne citée précédemment. Et ce D.-là, lui, m’annonça quelques jours plus tard qu’il avait rencontré « l’amour de sa vie ». C.. Surpris, je m’enquis de son nom de famille. Aucun rapport, si ce n’est que toutes deux avaient pour patronyme un nom commun. Mieux, tous deux avaient des origines normandes (et se spécialisaient ironiquement dans ce qu’on appelle la « réponse de normand », jamais fiable et toujours ambiguë), proféraient régulièrement des remarques tout aussi déplacées que déplaisantes, étaient allergiques aux chats, se mettaient beaucoup de gens à dos, semblaient avoir des relations singulières avec leur famille, et plus particulièrement avec leurs parents, manifestaient un rapport pathologique à la séduction, la sexualité et, surtout, l’intimité, se comportaient de manière obsessionnelle dans bien des domaines et paraissaient dépourvus de toute empathie. Après de longues et fastidieuses recherches, je compris rapidement qu’ils avaient le même profil psychologique : celui du pervers narcissique.

N’étant pas spécialiste et préférant m’assurer de ce que j’avançais, j’en parlai tout d’abord à des personnes qui les connaissaient bien ou les avaient bien connues. Ces personnes me confirmèrent que c’était là tout à fait ce qu’elles avaient ressenti, raison pour laquelle elles avaient mis de la distance avec les intéressés, voire avaient rompu tout contact avec elles (à l’instar de beaucoup d’autres, comme je le savais fort bien). J’entrepris alors de rédiger une synthèse de mes découvertes dans le domaine afin d’en faire profiter les internautes. A mon grand étonnement, je reçus beaucoup de messages privés, de mails et de remerciements, de la part de personnes qui avaient connu le fameux D.. Quant à C., une collègue salua le portrait que j’avais tiré d’elle. Je précise, au passage, que l’article ne faisait que reprendre l’essentiel des livres que j’avais lus sur le sujet de la perversion narcissique, sans entrer dans les détails de ma vie privée. Depuis la publication, je n’ai plus la moindre nouvelle de D., qui a changé radicalement d’apparence physique et de personnalité. A titre personnel, je pense que la perversion narcissique est tout à la fois une forme de psychopathie (ce qui est prouvé) et de schizophrénie (ce qui ne l’est pas). A tout hasard, si C. et D. me lisent, je leur recommande de suivre une thérapie comportementale. Ça ne les guérira pas, mais c’est pour l’instant la seule méthode qui ait fait ses preuves avec les personnes atteintes de cette pathologie.

Ainsi, c’est une série de coïncidences des plus improbables – or, c’est bien là le propre de la synchronicité – qui me permit de comprendre, non seulement le comportement de C., mais également celui de D.. Par jeu, je m’amuse de l’idée que ces deux individus à l’humour cinglant, méprisant et rabaissant, sont les deux seuls que je connaisse dont les noms et prénoms permettent d’écrire en toutes lettres le mot « diable », surnom que l’on donne souvent aux pervers narcissiques. En grec, « D. » signifie d’ailleurs « démon ». Quoi qu’il en soit, m’était-il possible, en tant que Breton, d’échapper au conflit qui, depuis des siècles, voire des millénaires, oppose mes ancêtres aux Normands, ainsi que se plaisaient à me le rappeler C. et D. ? Comme je le disais plus haut, ces moments de crises parsemés d’événements symboliques significatifs mènent généralement, quand on sait les écouter, à de profonds bouleversements dans la manière dont nous concevons et percevons le monde. A l’évidence, ce fut mon cas, sans quoi je n’aurais pas écrit ces lignes. La réponse que je venais de trouver me mena par conséquent directement à la question suivante : qu’est-ce qui, chez moi, me poussait vers des personnes de ce type et les attirait en retour à moi ? Sachant que ces manipulateurs sont quasi-exclusivement attirés par deux profils en particulier, j’en conclus que je devais probablement correspondre à l’un deux : étais-je simplement hypersensible (20% de la population), ce dont j’étais à peu près sûr, ou bien étais-je ce que certains psychologues appellent un « zèbre » (2% de la population) ? N’ayant pour l’instant pas subi le moindre test « officiel » et doutant du sérieux des tests de QI disponibles sur Internet (on n’y teste en effet que certains types d’intelligence et je suis passé de 137 à 143 en l’espace de quelques années seulement), je ne suis pas en mesure aujourd’hui d’affirmer quoi que ce soit. Ce qui est certain, c’est que la description clinique du zèbre correspond en tout point, ou presque, à ce que je suis et à ce que j’ai vécu et ressenti tout au long de mon existence. Il n’est que de me connaître personnellement, de m’entendre m’exprimer en public et de parcourir mon site Internet pour s’en convaincre. Pour ma part, c’est la lecture d’un livre de Jeanne Siaud-Facchin et d’extraits de l’autobiographie de Jung (encore lui) qui confirma cette hypothèse à mes yeux. Ceci fera cependant le sujet d’un autre article, que je vous laisserai le plaisir de découvrir par vous-mêmes.

Autres exemples et premières hypothèses

Après ces révélations, il était grand temps pour moi de porter une attention toute particulière au phénomène dont elles étaient la conséquence immédiate. A vrai dire, cela faisait déjà longtemps – des années, pour être plus précis – que le sujet m’attirait. C’est que je n’en étais pas à ma première expérience du genre. Avec mon meilleur ami, Julien, statisticien de formation, nous avions même établi la liste, non-exhaustive, des bizarreries de ce genre dont avions été témoins. Parfois, ces failles spatio-temporelles nous affectaient et nous reliaient tous deux : ainsi, nos compagnes respectives portent, à peu de choses près, les mêmes noms et prénoms (leurs initiales étant par conséquent identiques) et sont nées le même jour à deux ans d’écart ; le prénom de ma fille, Alice, choisi en hommage à sa grand-mère maternelle, est, à une lettre près, celui de sa première descendante, Lucie, qui était lui-même, à une lettre près également, celui d’un personnage de ma création, Lucien, prénom qui faisait ouvertement référence à Julien par ses sonorités ; lorsque Lucie naquit, mon ami aperçut, par la fenêtre de la chambre d’hôpital où se trouvait sa compagne, une ambulance dont le logo n’était autre que ma signature (ça ne s’invente pas ! Précisons, s’il est nécessaire, que je n’avais rien à voir avec la création de ce logo) ; enfin, la naissance de sa deuxième fille fut également le théâtre d’une coïncidence singulière, puisqu’il se retrouva dans une chambre dont l’un des murs était couvert d’une inscription tirée d’Alice au pays des merveilles. En guise de clin d’œil, je lui offris pour son anniversaire un livre intitulé La synchronicité, l’âme et la science, dans lequel Hubert Reeves et des spécialistes de disciplines aussi variées que la biologie, la neurologie, la psychanalyse et la physique, expriment leur point de vue sur ce sujet controversé.

A l’époque, je formulai pour moi-même différentes hypothèses, n’osant alors en parler ouvertement à mon entourage, de peur de passer pour un mystique ou, pire, un mystificateur. Je confiais donc mes réflexions à mon carnet de notes, à quelques proches ainsi qu’à des personnes suffisamment éveillées et curieuses pour ne point me juger à l’aune de ces élucubrations quelque peu farfelues. Dans le même temps, je visionnais des sites Internet, des vidéos et des conférences en rapport avec mes interrogations. Plutôt matérialiste, je cherche toujours une explication rationnelle aux énigmes que je rencontre, et ce depuis ma plus tendre enfance. Partant d’un constat, celui de la récurrence des coïncidences significatives, j’arrivais à plusieurs conclusions possibles : 1. Etant donné que ces dernières ne font sens qu’après coup, par un effet d’accumulation « étrangement inquiétant », pour reprendre l’expression de Freud, nous sommes seuls responsables du lien que nous établissons entre des événements dissociés, ce qui ne prouve rien, sinon notre tendance à nous prendre pour le centre du monde ; 2. Ces signes sont toujours présents et se présentent toujours à nous, mais nous ne les remarquons pas tant que nous n’y prêtons pas attention, tels des panneaux de direction devant lesquels on passe tous les jours sans voir qu’ils indiquent d’autres destinations que, par exemple, notre lieu de travail, jusqu’à ce que nous soyons amenés à nous rendre autre part et donc à remarquer ces autres indications, qui étaient là depuis le début ; 3. Hélas, certaines synchronicités contredisent souvent mes deux premières conclusions : les intuitions, les prémonitions et les rencontres nouvelles.

Il me semble important, ici, d’illustrer mon propos par quelques exemples. Le premier, personnel, est celui d’un accident de voiture que j’eus il y a peu, au mois de novembre de l’année 2016. Un soir, alors que je réfléchissais dans mon bureau aux raisons que j’avais de me réjouir en dépit de tout un fatras de tracas et de fracas, j’inscrivis dans mon carnet les mots suivants, en lettres capitales : « JE SUIS VIVANT ». Sur le coup, je fus pris d’un étrange pressentiment, me demandant si cette phrase n’allait pas se révéler ironique. Le lendemain matin, comme je m’apprêtais à me rendre au lycée sous la pluie naissante et la nuit mourante, je ressentis à nouveau l’étrange impression d’être sur le point de rejoindre mon destin. Ma compagne, contrairement à ses habitudes, ne me conseilla pas de faire attention sur la route. Une quinzaine de minutes plus tard, un automobiliste me fit un appel de phares pour me signaler la présence d’un chien-loup de mon côté de la chaussée. Lorsque je vis l’animal, je ralentis, espérant qu’il finirait par s’ôter de mon chemin. La bête n’en fit rien. Elle se contenta de me fixer droit dans les yeux. Je dus m’arrêter net au tout dernier moment. Le temps pour moi d’allumer mes feux de détresse, un autre conducteur me rentrait dans le coffre de plein fouet. Ma première pensée, vous vous en doutez, ne fut autre que : « JE SUIS VIVANT ! ». Mon premier réflexe, ensuite, fut de vérifier si l’imposant canidé à la fourrure blanche n’avait pas été blessé. Son absence me rassura. Quant à moi, j’étais indemne, tout comme l’autre conducteur. Seuls nos deux véhicules avaient subi des dégâts, par ailleurs peu importants. Lorsque je remis le moteur en marche, mon autoradio refusa de lire le CD de Daftpunk (Random Access Memory) qui se trouvait dans le lecteur, lui préférant, sans que je pusse me l’expliquer, la chaîne catholique Radio Espérance. L’émission du jour traitait de Pâques et de la résurrection du Christ. Il se trouve que j’étais alors en pleine période de remise en question, me demandant si j’étais sur le bon chemin : j’avais cessé toute communication verbale avec C., m’étais mis sérieusement à la préparation de mon deuxième dan de karaté, venais de changer (enfin) d’ordinateur après de longues et multiples tergiversations, commençais de retrouver une forme olympique et sentais que j’étais sur le point de revoir en moi le loup solitaire auquel je me suis toujours identifié. N’étais-je pas tout simplement sur le point, moi aussi, de renaître ? C’était en tout cas un bel exemple de ce qu’on appelle couramment « l’ironie du sort ». Le message, pour le coup, était clair. Comme me le fit remarquer ce jour-là une amie catholique, « quelqu’un avait frappé à la porte ». Que pouvais-je bien lui répondre ? Eh bien, oui, c’était une manière élégante de le formuler : quelqu’un, quelque chose avait frappé à ma porte. Et je décidai de l’ouvrir en grand. Le jeudi 24 novembre 2016, je compris, baptisée par la pluie, la tôle et la route, qu’il était encore possible pour moi, moi qui ne suis pas baptisé, moi qui suis de culture catholique mais n’ai jamais reçu la moindre formation religieuse, moi qui me voyais comme un agnostique au matérialisme mâtiné de mysticisme rationaliste et qui n’y voyais pas de contradiction, je compris, dis-je, qu’il m’était encore possible d’avoir la foi : rien dans l’univers ne pouvait être dû au hasard. Le nier serait me renier. D’aucuns penseront probablement que j’ai dû recevoir un choc à la tête ce jour-là. Peut-être. Et alors ? Cela ne m’a en tout cas pas empêché de passer une excellente journée.

Pour Adrienne Amande Pauline Bolland, célèbre aviatrice française née en 1895 et morte en 1975, c’est bien à la porte qu’un matin le destin frappa. Littéralement. Avant de se lancer dans la lutte pour le droit des femmes, et notamment le droit de vote, et de s’engager dans la résistance en zone occupée pendant la seconde guerre mondiale, ce personnage hors norme entreprit d’accomplir des prouesses dans le ciel en volant de ses propres ailes. Elle s’engage en 1919 dans une école de pilotage au grand dam de sa famille, devient un an plus tard la treizième femme à obtenir son brevet de pilote, sera peu de temps après la première femme à traverser la Manche depuis la France et finira par se lancer un défi d’une extrême dangerosité : survoler la Cordillère des Andes, où beaucoup d’aviateurs ont d’ores et déjà perdu la vie. Sachant qu’elle devra pour ce faire embarquer à bord d’un G3 qui plafonne à 4000 mètres d’altitude, tout le monde la donne d’avance pour morte et prend un malin plaisir à l’avertir du sort funeste qui l’attend dans la plus longue chaîne de montagnes du monde, qui s’élève en certains endroits à plus de 6900 mètres. Faisant fi des commentaires médisants, Adrienne résiste, insiste et persiste. Alors qu’elle se trouvait dans sa chambre d’hôtel à réfléchir, une femme vint frapper à sa porte. Agacée de ce qu’on pût encore l’ennuyer au sujet de son périlleux périple, Adrienne prit cependant la peine d’écouter cette inconnue d’origine basque et bretonne qui parlait si mal français : cette dernière ne chercha cependant pas à l’empêcher de partir. Elle était simplement venue lui donner un conseil : « A un moment, vous serez dans le fond d’une vallée qui tourne à droite. Il y aura un lac. Vous le reconnaîtrez : il a la forme et la couleur d’une huître, vous ne pouvez pas vous tromper. Vous aurez envie de tourner à droite. Il ne faut pas. Les montagnes sont plus hautes et vous ne pouvez pas monter… » (p.206 du Petit livre des grandes coïncidences de Gilbert Sinoué). Cette femme était ouvrière. Elle ne connaissait rien ni à la montagne, ni aux avions. Pourtant, lorsqu’Adrienne aperçut un lac en forme d’huître, elle décida sans trop savoir pourquoi de faire confiance à l’inconnue. Contre toute attente, elle survécut. A son retour à Buenos Aires, Adrienne tint à remercier de vive voix l’inconnue. Celle-ci lui confia qu’elle faisait partie d’un groupe spirite et qu’elle s’était constamment tenue au courant de son voyage, afin de s’assurer de l’exactitude de son intuition.

Les anecdotes de ce genre font florès sur la toile, dans les livres d’histoire et les récits que l’on se fait le soir au coin du radiateur. On les aime parce qu’elles sont invraisemblables et pourtant vraies tout à la fois. Ce qui les rend invraisemblables, improbables, impossibles ? L’absence de logique qui les caractérise. Et qu’est-ce que la logique ? Le lien de causalité. La pensée scientifique nous enseigne, depuis les Lumières, qu’il y aurait d’une part les causes et, d’autre part, les effets, et que les effets deviennent à leur tour des causes, dans un enchaînement sans fin qu’on peut mesurer dans l’espace et le temps. Ce qui frappe l’esprit dans les phénomènes synchronistiques, c’est la relation d’acausalité qui semble unir, en dépit de toute logique, des événements dissociés physiquement mais synchronisés entre eux par un lien sémantique. Pour le dire autrement, c’est l’impression qu’ils donnent d’échapper aux lois de l’espace et du temps qui nous sidère. En outre, le lien qui les unit n’existe qu’à condition d’être perçu, de l’être de manière globale et d’intégrer la conscience d’un être tel que l’homme, doué de raison, cette raison même qui le pousse à juger qu’il n’est pas rationnel d’envisager de telles corrélations entre les événements. Le problème vient peut-être justement de l’idéologie rationaliste qui sous-tend depuis deux siècles notre vision du monde.

Science et conscience : une question de paradigme

Descartes nous enseignait au dix-septième siècle sa méthode, qui consistait, pour comprendre un ensemble, un système, un mécanisme, à décomposer le tout en ses différentes parties. Leur analyse permettrait in fine d’établir une conclusion générale applicable à l’ensemble ainsi déstructuré. Son influence fut telle que la science repose encore de nos jours sur des principes énoncés il y a plus de quatre siècles. Les Lumières, quant à elles, supposèrent que l’homme était la mesure de toute chose et, plus tard, le positivisme compléta cette affirmation par l’idée que l’on pouvait tout expliquer au sein de l’univers – et bien sûr, l’univers lui-même – par le truchement de la méthode scientifique. On n’arrêterait pas le progrès. Et il n’y avait pas de hasard, seulement des choses dont on ne saisissait ou ne connaissait ni les causes, ni les conséquences, et tout pouvait s’éclairer par des raisonnements de type mathématique, si complexes fussent-ils. L’homme devenait à ses propres yeux l’égal de Dieu. L’avènement subséquent de la relativité générale et de la physique quantique devaient, au début du vingtième siècle, venir chambouler ces idées reçues, les retourner contre elles-mêmes et provoquer de la sorte un nouveau glissement paradigmatique dont les certitudes scientistes ne sortiraient pas indemnes. Ce bouleversement épistémologique, comme nous allons le voir, n’est pas sans intérêt dans la réflexion que nous menons à présent. Mais, avant de nous occuper du vingtième siècle et de ses incertitudes renouvelées, retournons, le temps d’un bref détour, dans l’Antiquité.

Contrairement à nombre de nos contemporains, les Grecs, eux, écoutaient leur instinct, sans quoi Démocrite n’aurait jamais émis l’hypothèse désormais avérée de l’atome : ce dernier n’était-il d’ailleurs pas le moyen qu’avait trouvé Démocrite d’expliquer ce qui constituait la matière par des liens tout aussi indéfectibles qu’irréductibles, le mot « atome » signifiant « qu’on ne peut diviser » ? Ne sommes-nous pas en mesure, dès lors, d’imaginer la possibilité d’une sorte d’atome acausal immatériel libéré de l’espace et du temps, et dont la fonction principale serait de relier les éléments entre eux par le sens ? N’est-ce pas là ce qu’on appelle une information, l’interprétation de cette dernière et son agencement au sein d’un nuage d’informations analogues formant pour nous un tout dont le cerveau seul est responsable de la cohérence ? Cette capacité que nous avons de nous représenter le monde et de nous en constituer une vision synthétique et simplifiée, rappelons-le, nous a permis et nous permet encore de survivre en tant qu’espèce. En effet, si l’être humain se constitue dès la naissance une carte mentale du monde, c’est dans le but de connaître son environnement dans ses moindres recoins, les dangers qui s’y trouvent, les ressources et les zones sécurisées. Cela le rassure en lui donnant en quelque sorte une illusion de contrôle. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que l’inconnu lui fasse si peur. Ce qu’il ne connaît pas représente un danger potentiel et l’oblige à utiliser de nouveau toutes ses facultés pour transformer ce mystère en savoir, afin de se sentir mieux, de ne pas avoir à se poser en permanence les mêmes questions et d’économiser son énergie pour d’autres activités. Son confort assuré, l’homme peut se livrer au développement de nouvelles techniques et technologies, dans une progression constante, et ce tant que les conditions sont réunies pour le lui permettre. A l’échelle collective, cette carte mentale devient ce qu’on appelle une culture, se transmet et se partage entre individus d’un même groupe afin d’en assurer la cohésion. Ils peuvent ainsi s’identifier les uns aux autres par des signes visuels, gestuels et verbaux, dont ils reconnaissent les codes. Ceux qui respectent ces codes inspirent la confiance. Les autres, qu’ils fassent partie du groupe ou non, suscitent de fait la méfiance. L’homme est programmé naturellement pour franchir ces étapes essentielles à sa survie. Donner du sens à ce qu’il voit, sent et ressent, à ce que ses sens lui transmettent et ses intuitions, lui permet de rester en vie par le lien qu’il établit avec lui-même, les siens et le monde. La science et la philosophie ne sont rien d’autres que des exemples élaborés, structurés et sophistiqués de ce processus inné. Quand l’enfant a peur du noir, il s’invente des monstres. En donnant forme à ses angoisses, il en atténue la teneur et la portée dans l’espoir de les maîtriser et d’en faire un atout. C’est ainsi que son intellect et son imagination, qui vont de pair, se développent. Expliquer, c’est exorciser.

Tel semble être le propos de Stanley Kubrick au début de 2001, l’Odyssée de l’espace : au tout début de la séquence intitulée « L’aube de l’humanité », le réalisateur nous donne à voir une bande de primates assujettis à leurs besoins, défendant comme ils peuvent le peu de ressources qu’ils ont contre les prédateurs et d’autres groupes de primates. Un matin, après une nuit passée dans une grotte, prostrés dans les recoins les plus sombres à guetter le moindre danger, nos ancêtres trouvent à leur réveil un monolithe noir sorti de nulle part. Ils s’en approchent, l’auscultent, l’étudient et finissent, après moult hésitations, par l’effleurer, puis, pour les plus téméraires, le toucher. Dans le même temps, le spectateur entend un crescendo de voix dissonantes, qui montent petit à petit dans les aigus. Lorsque l’ascension se termine, de manière abrupte, on change de scène. Jouant au milieu des ossements, un individu isolé prend un os et se met à taper sans y croire sur le reste du squelette. Quelques notes d’une musique désormais célèbre retentissent. Eurêka ! Il vient d’inventer le premier outil – un marteau – qui lui servira d’arme redoutable contre les ennemis de sa tribu. Ce que nous dit Kubrick, c’est que l’homme devient homme en conceptualisant la mort, ou plutôt sa peur de la mort, en lui donnant forme et s’en servant pour détruire et créer, détruire et créer, dans un cycle infini. Toute l’histoire de l’humanité, résumée en quelques plans. L’homme lance l’os dans les airs. Plan de coupe. Il retombe, tournant cette fois dans le sens contraire, comme pour matérialiser les mouvements contradictoires par lesquels l’humanité progresse. Nouveau plan de coupe. On se retrouve dans l’espace, des millénaires plus tard, à bord d’une station orbitale en rotation dans le vide. Tout est dit.

Relativité générale et physique quantique

En 1905, Albert Einstein tomba, lui aussi, sur un os. Il en tira la relativité restreinte, puis la relativité générale en 1915. Cet os changea le monde. Jusque-là, ce sont les théories d’Isaac Newton qui permettaient d’expliquer la gravitation, perçue comme une force universelle dont la gravitation terrestre était la démonstration la plus probante. D’où la fameuse histoire de la pomme de Newton : un jour, alors qu’il réfléchissait au pied d’un arbre, Newton reçut sur la tête une pomme. Le destin, une fois de plus, avait frappé : Newton en déduisit aussitôt qu’une force était responsable de ce phénomène et se lança dans une série de calculs et de déductions logiques afin d’en percer le secret. Si l’on se sert encore de ses conclusions pour lancer des satellites et calculer la trajectoire des avions, sa théorie comporte néanmoins des lacunes qu’il était nécessaire de combler pour expliquer des phénomènes cosmiques à plus large échelle qui demeureraient incompréhensibles autrement. C’est ce que fit Einstein. En effet, pour faire simple et parce que je ne suis pas de formation scientifique, la théorie de la gravitation universelle proposée par Newton supposait que les valeurs de l’espace et du temps fussent absolues. C’est grâce à la précision des calculs issus de cette théorie que Neptune, dont la présence était nécessaire pour expliquer l’orbite uranienne, avait été découverte en 1846 par John Couch Adams et Urbain le Verrier. Néanmoins, la gravitation newtonienne, pour efficace qu’elle se révélât à décrire la réalité des phénomènes observés, finit par montrer ses limites et le mystère de l’ellipse mercurienne, entre autres, demeurait entier. Einstein apporta donc sa pierre édifiante à l’édifice : selon lui, la gravitation courbait l’espace-temps, désormais conçu comme une seule entité, le rendant relatif à la masse ainsi qu’aux conditions d’observation. Cette approche innovante permit de rendre enfin compte de la déviation des rayons lumineux par les corps imposants, de prédire l’existence des trous noirs et d’expliquer la trajectoire étrange de Mercure autour du Soleil, dont la gravitation newtonienne ne fournissait qu’un calcul approximatif. Avec sa théorie de la relativité générale, Albert Einstein obtenait un portrait relativement – c’est là le mot juste – précis du comportement de l’univers à l’échelle macroscopique. Le mouvement des astres trouvait son explication mathématique, la lumière constituait une limite absolue sur le plan de la vitesse de transmission d’une information (les photons voyagent à près de 300 000 km/s) et le temps et l’espace devenaient, comme nous l’avons dit, relatifs. Un exemple frappant : le paradoxe des jumeaux. Si l’on envoyait dans l’espace, pour un aller-retour à une vitesse proche de celle de la lumière, un homme dont le jumeau resterait sur Terre, ce dernier serait, au retour de son frère, théoriquement plus vieux de quelques secondes, le temps s’étant écoulé, de son point de vue, moins vite que dans la fusée, du fait d’un changement de référentiel. Cependant, le jumeau parti pourrait également croire que c’est son frère, qui a vieilli moins vite, en considérant que ce n’est pas la fusée, qui était en mouvement, mais la Terre. On le voit, tout est une question de point de vue. N’en va-t-il pas de même, au fond, des événements, dont l’interprétation change en fonction de notre implication, selon que nous y participons directement, les subissons, les observons de l’extérieur ou n’en lisons qu’un bref résumé dans un article de journal ?

En ce qui me concerne, j’ai tendance à considérer le temps et l’espace comme inexistants en tant que tels. Pour être plus précis, je pense qu’ils sont consubstantiels à la matière et résultent de la présence de cette dernière, autrement dit de son existence, et de la capacité que nous avons d’enregistrer ses changements d’états successifs dans notre mémoire et d’en mesurer l’étendue par des moyens matériels et mathématiques. Pour s’en convaincre, il suffit de jeter un œil à la façon dont nous effectuons nos mesures : pour le temps, il nous faut consommer de l’énergie (des piles, par exemple) et du mouvement (les aiguilles d’une montre, le soleil autour de la Terre ou bien encore le mouvement des électrons dans le cas des horloges atomiques) ; pour l’espace, on peut tout simplement utiliser une portion de matière (une règle, un mètre ou tout autre objet dont la longueur sert de référence par comparaison avec ce qui est mesuré). Le temps (qui n’existe que dans notre mémoire en ce que nous sommes capables de reconstituer par cette dernière les états précédents de la matière et d’en déduire les états futurs) et l’espace (qui n’est jamais qu’une manifestation tridimensionnelle de la matière en tant qu’information interprétée par le cerveau) sont par conséquents selon moi des attributs de la matière en mouvement tels que perçus par nous autres les humains.

Cette parenthèse close, nous pouvons revenir à la relativité générale, qui semblait à l’époque apporter bien des réponses et bien des solutions aux problèmes rencontrés par la communauté scientifique. C’était cependant sans compter l’avènement de la physique quantique, auquel Einstein contribua sans pour autant parvenir à unifier les deux théories. Ce sera le drame de sa vie. Pour le comprendre, attardons-nous quelques instants sur ce qu’est en substance la physique quantique. Complémentaire à la relativité générale, celle-ci propose une représentation de la matière à l’échelle microscopique et remplace la physique classique dans l’élucidation des propriétés de l’atome, des particules et du rayonnement électromagnétique, dont la lumière ne constitue que la partie visible. Et puisque nous parlons de la lumière, la physique quantique initiée par Max Planck présente l’avantage non négligeable de pouvoir répondre à la question de sa nature. Est-elle ondulatoire ou bien corpusculaire ? Eh bien, elle n’est ni vraiment l’un, ni vraiment l’autre, bien qu’elle puisse présenter des caractéristiques propres aux deux, comme en témoigne l’expérience des fentes de Young : si l’on fait traverser à la lumière une surface percée de deux fentes très rapprochées pour les envoyer sur une plaque photographique, une figure d’interférence à traits multiples apparaît, ce qui semble confirmer la nature ondulatoire de la lumière ; hélas, reproduire l’expérience en envoyant les photons un par un finit par faire apparaître la même figure à partir d’impacts isolés successifs, ce qui prouve que la lumière se comporte à la fois de manière ondulatoire et de manière corpusculaire et ne nous dit rien, en réalité, de sa nature véritable.

Et voilà tout le problème de la physique dite des quanta. Quand la relativité repose sur un système dans l’ensemble plutôt stable et régulier, la physique quantique, elle, semble avoir pour base une instabilité des plus déstabilisantes : d’un côté, il y a la dualité onde-particule, dont la lumière est un parfait exemple, et de l’autre, le principe d’incertitude ou d’indétermination de Heisenberg, selon lequel il est impossible d’obtenir simultanément la mesure de deux grandes valeurs conjointes, si bien qu’on ne peut connaître avec précision la position d’une particule si l’on en connaît la vitesse, et inversement. De plus, le phénomène de réduction du paquet d’onde impliquait la modification de l’état d’un système quantique par l’observation. Pour le démontrer, Erwin Schrödinger utilisa une boîte. Il plaça dans celle-ci un flacon de gaz mortel, une source radioactive, un compteur Geiger et un chat. Le compteur, à la détection d’un certain seuil de radiation, provoquait l’ouverture du flacon, qui a son tour devait entraîner la mort du chat. Sans ouvrir la boîte, on ne pouvait néanmoins savoir si le chat était mort ou vivant. Il était donc à la fois mort et vivant, et seule l’ouverture permettait de lui attribuer un état plutôt qu’un autre. La réalité telle que nous la concevions était de la sorte sérieusement remise en question. Ceci sans compter la possibilité de voir certaines mesures donner des résultats aléatoires et l’intrication quantique (ou non-localité), qui supposait que deux particules pussent être intriquées et, par là, que l’observation d’une propriété quantique sur un seul des deux corps déterminât – en apparence – automatiquement et simultanément la valeur de cette propriété chez l’autre, et ce quels que fussent le temps et l’espace qui les séparaient. Cela contredisait ou semblait contredire allègrement l’idée d’Einstein selon laquelle rien ne pouvait aller plus vite que la lumière – mais également les lois de la causalité.

Pour le père de la relativité générale, tout cela posait fondamentalement problème. On lui doit notamment la célèbre exclamation : « Mais enfin, Dieu ne joue pas aux dés avec l’univers ! ». Richard Feynman, qui devait plus tard donner ses lettres de noblesse à la mécanique quantique, dira : « Je crois pouvoir affirmer que personne ne comprend vraiment la physique quantique ». Aujourd’hui encore, les scientifiques cherchent sans réel succès à unir physique quantique et relativité générale, dans le but d’établir les principes d’une théorie de la gravitation quantique. En attendant ce jour, il paraît évident que les découvertes apportées par les deux théories peuvent nous aider dans notre réflexion, ce que je ne suis pas le premier à avoir pensé, loin s’en faut.

Jung et Pauli

Lorsque Jung, inspiré par des conversations qu’il eut plus jeune avec Albert Einstein, emprunta le chemin vertigineux des événements synchronistiques, il ne le fit pas seul. C’est accompagné d’un certain Wolfgang Ernest Pauli, physicien de renom qui recevra le prix Nobel de physique pour sa contribution à la mécanique quantique en 1945 et qui était au départ venu consulter le célèbre psychanalyste afin d’exorciser ses démons, combattre son alcoolisme et trouver à ses rêves récurrents une explication satisfaisante, qu’il naviguerait dans les eaux troubles des coïncidences significatives. C’était en 1931. Début d’une longue amitié, dont naîtrait, bien plus tard, le concept que nous abordons dans ces lignes. Le but des deux hommes consisterait à découvrir le lien fondamental entre l’âme et la nature ou, pour le dire en des mots plus savants, entre physis et psyché. Une fois n’est pas coutume, il s’agissait avant tout, pour l’un comme pour l’autre, d’une intuition née de leur curiosité, de leur expérience et de leur instinct. Leur rencontre, à l’évidence, n’avait rien non plus d’un hasard fortuit. De leurs échanges répétés et de leurs réflexions croisées naîtrait en 1952 un livre intitulé The Interpretation of Nature and the Psyche, le premier élément du titre supposant que tout, en l’homme comme en dehors de lui, fasse sens.

Wolfgang Pauli avait plusieurs raisons de s’intéresser aux phénomènes de synchronicité. La première était tout à la fois personnelle et professionnelle : en tant qu’éminent chercheur, n’était-il pas ironique en effet de voir en sa présence tout appareil de mesure se mettre à faire n’importe quoi, donner des résultats improbables ou bien tout simplement tomber en panne ? C’était là ce que ses amis appelaient « l’effet Pauli ». L’un de ses collègues, excédé, finit par lui interdire l’accès de son laboratoire. La récurrence de ces désagréments excluait de fait l’idée même de coïncidence. Quant à la seconde raison, plus sérieuse a priori, nous en avons déjà parlé : Pauli s’étant spécialisé dans l’étude des quanta, ce dernier ne manqua pas de s’interroger sur la question du hasard et, plus exactement, de ces hasards bizarres qui donnaient au monde son ordre à partir du chaos. L’infiniment petit, régi par des probabilités, donnait corps à l’infiniment grand, déterminé par des lois immuables. Ces deux réalités, tout comme les deux théories qui les décrivaient, paraissaient inconciliables. Se pouvait-il que la synchronicité en fût le chaînon manquant ? Ce n’était pas improbable. En tout cas, ça valait le coup de se risquer à des raisonnements métaphysiques aux allures ésotériques. Jung, de par ses compétences dans le domaine de la psyché, possédait l’autre partie des connaissances nécessaire à l’union du physique et du psychique. Aucun des deux hommes ne se ridiculisa dans cette entreprise.

Elle n’avait, de toute façon, rien de ridicule. Comme nous l’avons expliqué, la physique quantique repose sur des statistiques probabilistes. De plus, ainsi que l’a montré l’expérience du chat de Schrödinger, c’est l’observation qui fait émerger une probabilité plutôt qu’une autre et la rend de la sorte réelle. Dans ce cas, n’est-il pas envisageable, voire logique, que l’univers tout entier soit en quelque sorte modifié de la même manière par notre seule présence ? Un système quantique déterminé par un certain nombre de facteurs, dont la perception, la pensée, la volonté ? Le cerveau, ce formidable instrument de mesure, de calcul, de mémorisation, de compilation et d’interprétation, fonctionne, au niveau neuronal, à l’échelle quantique. Ne se peut-il pas qu’il soit, comme peut l’être une particule, intriqué avec, pourquoi pas, les éléments qui constituent le cosmos dans son ensemble ? Impossible de le savoir pour l’instant. Impossible, mais pas impensable. Toutes ces idées sonnaient le glas du déterminisme prôné depuis deux siècles par des hommes avides de certitudes rassurantes. Au dix-neuvième siècle, Schopenhauer avançait, dans son Essai sur le libre arbitre, que nos choix étaient entièrement déterminés par notre expérience, celle-ci étant elle-même conditionnée, façonnée par notre environnement, nos relations avec les autres et nombre de circonstances objectives dont nous n’avions plus nécessairement conscience. On pourrait y voir, d’une certaine manière, l’origine du raisonnement psychanalytique. Il était donc normal que Jung, l’élève de Freud, mît un terme à cette forme de fatalisme en redonnant à l’homme sa qualité d’être.

Interférences cosmiques

Lorsque le réel se met à fonctionner de façon symbolique et se synchronise plus ou moins avec d’autres événements ou des états psychologiques sans lien de causalité apparent, sinon celui du sens, et qu’on peut dès lors l’analyser comme on analyserait un livre, un film ou bien encore une bande dessinée, voilà l’essence de la synchronicité. A la fin du dix-neuvième siècle, le philosophe Arthur Schopenhauer y voyait un phénomène inexpliqué, certes, mais non pas un phénomène inexplicable. Selon lui, dans un monde régi par la relation de causalité mais dont la cause initiale est unique, il était logique que tout fût relié d’une manière ou d’une autre, un peu comme les méridiens autour de la Terre, qui sont parallèles et finissent toujours par se rejoindre. En d’autres termes, la synchronicité n’avait pour lui rien d’acausal a priori. Cela n’est pas sans rappeler la théorisation du destin par les Grecs dans l’Antiquité, qui voyaient dans les coups du sort en apparence injustifiés la marque d’une logique sous-jacente, d’une malédiction d’origine divine. Les dieux, ne percevant pas le temps dans son écoulement mais dans sa totalité, pouvaient le percer en un point comme il est possible de percer plusieurs pages reliées les unes aux autres d’un seul coup d’aiguille avant de les déplier. L’homme, à son niveau, ne percevant pas le lien entre les « trous », trouve parfois ce qui lui arrive illogique – injuste –, ce qui n’empêche pas qu’ils aient la même origine et fassent sens une fois mis en corrélation. Ces deux visions ont le mérite de proposer une explication plus ou moins causale, et donc plus ou moins rationnelle, à l’objet de la présente étude.

Je postule, pour ma part, la possibilité d’interférences cosmiques au sein d’un échange constant d’informations entre l’homme et l’univers. A la radio comme à la télévision du temps du tube cathodique et des antennes, deux chaînes ou deux stations peuvent parfois se superposer du fait de mauvais réglages ou d’une réception défectueuse. Il arrive également qu’une interférence d’un genre un tantinet spécial vienne perturber nos écoutes radiophoniques. Ce que l’on entend alors n’est autre que le « bruit » qu’émet le fond diffus cosmologique depuis les confins de l’univers – un vestige de temps immémoriaux. Ceux de la naissance de l’espace et du temps, de la matière, des étoiles et des galaxies, dont le Big Bang fut l’origine. Si l’on admet que tout au sein du cosmos n’est qu’information, et que cette information est transmise à différentes fréquences en fonction de la nature de ce qu’elle transmet, il est possible qu’un phénomène du même ordre, une forme d’interférence informationnelle, se produise lors de ce que nous qualifions d’événements synchronistiques. Apparitions, prémonitions, vies antérieures, visions et autres coïncidences prendraient dès lors un sens purement rationnel, en dépit de leur aspect surnaturel et purement irrationnel du point de vue des sciences.

Peut-être est-ce là ce qui se produisit lorsque deux touristes anglaises, Eleanor Frances Jourdain et Charlotte Anne Moberly, décidèrent, en 1901, d’aller se promener du côté du Petit Trianon. Progressivement, peut-être sous l’effet de la chaleur et de l’orage, les deux amies sentirent monter en elles une angoisse indicible à mesure qu’elles s’enfonçaient dans les jardins. Bientôt, des personnages saugrenus apparaîtraient à chacune afin de leur indiquer le chemin, de les avertir du danger qu’il y avait à rester en ce lieux ou bien, au contraire, de les accueillir chaleureusement. Quant au décor, il n’avait pas grand-chose à voir avec le Petit Trianon du début du vingtième siècle. Mais cela, les Anglaises ne le découvriraient que bien plus tard. En tâchant de se remémorer cette journée, Eleanor et Charlotte se rendirent compte de ce qu’elles n’avaient pas vu les mêmes personnages mais que tous semblaient venir d’une autre époque – des hommes portant le tricorne, une dessinatrice aux allures de Marie-Antoinette, un pauvre hère au visage vérolé, un gentilhomme vêtu d’une cape noire et d’un chapeau à larges bords –, tout comme le pavillon chinois et la charrue, qui n’existaient plus en 1901. Les deux femmes avaient-elles voyagé dans le temps jusqu’en 1789 ? Avaient-elles croisé des fantômes ? Ou bien s’agissait-il d’une hallucination des plus élaborées ? Une chose était certaine : elles avaient eu une vision. Après de nombreuses recherches, elles finirent par publier en 1911 et sous pseudonyme le récit de leur petite excursion dans un livre intitulé An Adventure. Du sérieux de leur démarche, nul ne douta, et ce d’autant plus qu’elles n’avaient pas la réputation de produire ce genre de canular pour se rendre intéressantes. Le choix du pseudonyme avait d’ailleurs pour but de ne pas leur nuire et leur véritable identité ne fut révélée qu’après leur mort. Elles n’étaient pas les premières à voir des choses étranges au Trianon. Bien des hypothèses furent émises, mais aucune n’était satisfaisante. Pour irrationnelle que fût leur analyse surnaturelle de l’événement, c’est encore elle qui, de nos jours, convainc le plus. Si, de mon côté, j’accorde assez peu de crédit à ce genre d’histoire, cela ne m’empêche pas de rester ouvert à la possibilité de leur véracité. Quoi qu’il en soit, ce type de visite ou de vision correspond à l’idée que je me fais de mon « principe d’interférence ».

Les rêves prémonitoires en seraient une autre occurrence. Il y a peu, dans la nuit du 20 décembre 2016, je rêvai d’une attaque terroriste dans un centre commercial. Le matin, ma conjointe sortit de notre chambre la mine déconfite, après avoir passé quelque temps sur son téléphone portable : en Allemagne, des terroristes venaient de s’en prendre au marché de Noël de Berlin, à Breitscheidplatz. Bilan : 12 morts et 50 blessés. Je n’en croyais pas mes oreilles. C’était d’autant plus bizarre que j’étais en pleine rédaction du présent article – peut-être serait-il d’ailleurs plus judicieux de parler d’essai, désormais. Précisons au passage qu’il m’arrive rarement d’avoir ce genre de pressentiment. Le précédent datait de mes années d’études. Je devais partir avec une amie dans le sud au cours de l’été. Dans un cauchemar, je vis une grande roue tomber dans la mer, causant nombre de morts. Une fois à Vias, le groupe d’amis avec lequel nous étions partis proposa de nous rendre dans un parc d’attractions. Pris d’un malaise, je refusai obstinément de monter sur les manèges. Fort heureusement, rien ne se produisit. Néanmoins, peu de temps après notre retour, il y eut bel et bien un accident assez grave dans le parc où nous étions allés. Je ne me rappelle malheureusement plus les détails mais continue de m’en étonner.

Jung, dans son essai sur la synchronicité, relate des faits tout aussi surprenants. Le premier, devenu célèbre, lui vient d’une expérience personnelle. Au cours d’une séance de psychanalyse avec une patiente qui ne parvenait pas à combattre le mal qui la rongeait, cette dernière lui conta sa dernière excursion dans le monde des rêves. La nuit précédente, un scarabée lui avait rendu visite en songe. Elle ne comprenait pas le sens de ce symbole, que Jung, lui, associa sans mal au scarabée de l’Egypte antique, qui symbolisait la renaissance. Alors que la patiente venait de terminer son récit, des tapotements sonores se firent entendre à la fenêtre. Jung ouvrit et vit un insecte dont l’espèce lui était familière, bien qu’il fût rare de les voir s’aventurer en pareils lieux. Se retournant vers la femme, il annonça, tout aussi surpris qu’elle : « Eh bien le voilà, votre scarabée ! ». Nous avons tous vécu des moments de ce genre, sans nous les expliquer : pensant à quelqu’un, vous vous apprêtez à décrocher le téléphone pour l’appeler quand, soudain, la sonnerie retentit – à l’autre bout du fil, la personne en question…

Le deuxième exemple donné par Jung pour illustrer son propos semble encore plus improbable. Il s’agit cette fois d’une synchronicité tragique, vécue – voire subie – par l’épouse de l’un de ses patients. Au cours d’une conversation, cette dernière lui avait confié qu’à la mort de sa mère et de sa grand-mère, un grand nombre d’oiseaux s’étaient posés et, pourrait-on dire, postés aux fenêtres de la chambre mortuaire. Lorsqu’il estima que la névrose de son mari pouvait être considérée comme guérie, Jung remarqua chez lui les symptômes d’une maladie cardiaque, pour laquelle il l’envoya consulter un spécialiste. Son collègue le déclara sain mais, sur le chemin du retour, le patient s’effondra soudain dans la rue. Quand il fut ramené chez lui mourant, sa femme était déjà très anxieuse. Elle avait vu, peu après le départ de son mari, tout un essaim d’oiseaux se poser sur sa maison. Deux fois, c’est une coïncidence. Trois fois, c’est une loi. Ces oiseaux de mauvais augure auguraient en réalité de bien plus qu’un simple décès. C’était, pour Jung, la preuve que quelque chose se tramait en dehors de l’espace-temps. Quelque chose de plus profond, qui faisait d’une apparition des plus anodines un symbole fort, intelligible, universel (du fait des archétypes jungiens, sur lesquels nous ne nous attarderons pas ici). Plus étrangement encore, le jeu des coïncidences avait permis à cette femme de voir dans la présence de ces volatiles un mauvais présage. En d’autres termes, elle avait donc eu ce qu’on appelle une prémonition.

La loi des séries

Cette histoire nous mène à un autre type de synchronicité, ou plutôt à ce qui permit son émergence dans l’esprit de Jung et dont Paul Kammerer, biologiste et zoologiste autrichien, fut le premier théoricien : j’ai nommé la loi des séries. Nous connaissons tous aujourd’hui cette expression, depuis entrée dans le langage courant. Néanmoins, nous l’employons souvent pour exprimer le sentiment d’inquiétante étrangeté que génèrent certains concours de circonstances dont nous ne saisissons pas la profondeur intrinsèque. En 1919, dans son livre intitulé Das Gesetz der Serie. Eine Lehre von den Wiederholungen im Lebens- und Weltgeschehen (La loi des séries. Ce que nous enseignent les répétitions dans les évènements de la vie et du monde), Kammerer définissait ainsi sa loi : il s’agit de « la récurrence régulière de faits ou d'évènements identiques ou semblables, récurrence ou assemblage dans le temps ou dans l'espace telle que les membres individuels de la séquence – autant que l'analyse sérieuse permette d'en juger – ne sont pas reliés par la même cause active. » Et l’auteur de citer un grand nombre de ces séries, d’appuyer ses arguments par des statistiques et de conclure : « Nous avons établi que la somme des faits exclut tout « hasard » ou fait si bien du hasard une règle que cette notion même semble disparaître. En cela nous arrivons au cœur de notre pensée : en même temps que la causalité, un principe acausal agit dans l'univers. Ce principe influe sélectivement sur la forme et sur la fonction pour joindre dans l'espace et dans le temps les configurations apparentées ; et cela dépend de la parenté et de la ressemblance. » Einstein ne trouvait rien à redire à cette théorie. Jung s’en inspira, sans être totalement convaincu pour autant. En voici quelques exemples parlants :

– Le 18 septembre 1916, la femme de Kammerer, attendant son tour dans la salle d'attente du docteur J.V.H., parcourt la revue Die Kunst : elle est impressionnée par les reproductions des tableaux d'un peintre nommé Schwalbach et se dit qu'elle doit se rappeler ce nom parce qu'elle aimerait voir les originaux. À ce moment, la porte s'ouvre, et la réceptionniste appelle : "On demande Mme Schwalbach au téléphone." (Fait surprenant : le soir de la rédaction de ces dernières lignes, j’ai regardé un film dans lequel jouait l’actrice Jennifer Schwalbach.)

– Le 23 juillet 1915, Kammerer lui-même fait l'expérience de la série progressive suivante : sa femme lit les aventures de "Mme de Rohan", personnage d'un roman de Hermann Bang intitulé Michael ; dans le tramway elle voit un homme qui ressemble à son ami, le prince Joseph Rohan ; le soir le prince Rohan leur rend visite à l'improviste. Plus tard, dans le tram, elle entend quelqu'un demander au pseudo-Rohan s'il connaît le village de Weissenbach-Sur-Attersee et si ce serait un endroit agréable pour les vacances. En descendant du tram elle entre dans une charcuterie du Naschmarkt, où le vendeur lui demande si par hasard elle connaît Weissenbach-Sur-Attersee : il doit y expédier un colis et n'est pas sûr de l'adresse.

– Enfin, le 17 mai 1917, Kammerer et sa femme étaient invités chez les Schreker. En chemin, le biologiste achète à sa femme des bonbons au chocolat dans une confiserie devant la gare de Hütteldorf-Hacking. Une fois arrivés, Schreker leur joue son nouvel opéra, Die Gezeichneten, dont le rôle féminin principal porte le nom de CARLOTTA. Revenus à la maison, le couple vide le petit sac contenant les bonbons ; l'un d'eux porte l'inscription CARLOTTA.

Objections

L’objection que l’on pourrait émettre à l’encontre de cette théorie, c’est que la loi des séries, en elle-même, ne prouve rien. Il ne s’agit en effet nullement d’une loi, l’exception statistique servant ici de règle. Quand on tire les dés, rien n’exclut, rationnellement parlant, que l’on puisse obtenir plusieurs fois de suite le même résultat. Ce qui nous paraît étrange, au cours de telles successions de coïncidences, c’est que, justement, le monde se met à résonner avec lui-même – il se répète et, de la sorte, fait sens grâce au jeu des échos, comme s’il s’auto-citait. Or, dans ce cas précis, c’est l’observateur humain, qui donne à ces séries un statut particulier dans l’agencement en apparence chaotique de son quotidien. Il y a donc une composante éminemment psychologique dans ces observations. Rappelons toutefois qu’en dépit de l’aspect purement aléatoire de l’univers à l’échelle quantique, ce dernier n’en apparaît pas moins, au niveau macroscopique, comme étant tout à fait ordonné. De là, nous pouvons déduire que le « hasard » – ou chaos – est programmé pour générer de l’ordre. Or, qui dit ordre, dit logique. Et qui dit logique, dit sens. Ce que nous appelons hasard, en réalité, n’est rien d’autre que ce dont nous ne parvenons pas à expliquer la cohérence, faute de connaissances et d’informations. Ce n’est cependant pas parce que des données nous échappent que ces données n’existent pas. Preuve en sont les statistiques, qui permettent d’évaluer les probabilités que tel ou tel événement se produise. Si le chaos restait ce qu’il semble être, alors il nous serait impossible d’en prédire statistiquement la matérialisation.

Cela dit, nous ne pouvons pas ne pas prendre en compte ce que les psychologues appellent aujourd’hui l’attente excessive d’étalement. L’homme a l’intuition du hasard. Mais son instinct, comme cela peut arriver parfois, le trompe. En tant qu’enseignant, j’en ai souvent été le témoin : par exemple, alors que nous pourrions nous attendre à retrouver, dans des classes de trente élèves, des profils psychologiques répartis de manière équitable, il n’est pas rare de retrouver, réunis dans un même groupe, un grand nombre d’élèves à problèmes, alors qu’on s’attendrait à n’en avoir qu’un ou deux, en complément de l’écrasante majorité d’enfants à peu près équilibrés, de rares psychopathes, schizophrènes, surdoués et autres profils peu courants (1 à 3% de la population). Plus parlant encore, les dates de naissance. Ce qui est rare, dans une classe, c’est d’avoir des élèves en nombre similaire nés les douze mois de l’année. Par conséquent, il manque souvent un ou deux mois parmi les dates, ce qui est contre-intuitif : notre conception erronée du hasard nous pousse à croire que les chiffres devraient être répartis de manière équitable, d’où l’attente excessive d’étalement, ce qui est rarement le cas. Le hasard n’est pas équiprobable, ce qui n’empêche pas l’homme d’adopter, dans la vie courante, un biais d’équiprobabilité, qui le pousse à trouver étranges les groupements rapprochés de coïncidences. C’est probablement la raison pour laquelle Jung regardait la loi des séries de Kammerer avec circonspection. En revanche, il n’aurait certainement pas mis les rêves prémonitoires sur le compte des statistiques, comme le font certains tenants de l’explication par l’attente excessive d’étalement. Les rêves ne sont en aucune manière une question de probabilité.

Pour Jung, ce qui importait, c’était la correspondance entre l’état psychique d’une personne et ce qui se produisait objectivement dans sa vie. La loi des séries revêtait donc à ses yeux un caractère anecdotique, intéressant en soi mais sans réelle implication dans le phénomène qu’il essayait de décrire avec l’aide de Wolfgang Pauli. D’ailleurs, il ne voyait pas non plus dans les correspondances entre les noms de famille et les métiers exercés par les personnes qui le portent autre chose qu’une « compulsion du nom », c’est-à-dire une tendance naturelle et toute psychologique à se conformer à son patronyme. Ainsi, c’est sans surprise que l’on rencontrera des pâtissiers s’appelant M. Boulanger, des Mme Lehrerer enseignantes ou des M. Gros obèses (ce n’est pas un métier, mais il y a bien là une coïncidence pour le moins ironique). Récemment, un certain M. Trump (« trompe ») était encore le président du parti des Eléphants, aux Etats-Unis, avant de devenir Président tout court ; dans les années 1980, M. Bill Gates (« portes » ou « portails ») développa l’explorateur Windows (« fenêtres ») ; enfin, l’une de mes institutrices, en CE1, s’appelait Mrs Bell (« cloche »), ce qu’elle était, sans compter la référence manifeste à la sonnerie stridente des temps de récréation. Tout cela reste bien amusant mais ne va, semble-t-il, pas plus loin.

L'erreur de Jung

Afin de prouver et d’éprouver ses dires en adoptant une méthode plus scientifique, Jung tenta de mener une expérience en rapport avec l’astrologie, plus quantifiable selon lui, puisque les statistiques (encore elles) pourraient dans ce cas précis servir ses desseins. Son but était de vérifier l’affirmation selon laquelle beaucoup de mariages supposent une compatibilité conjugale basée sur une conjonction du soleil et de la lune. Autant le dire tout de suite, ne prêtant que peu d’intérêt à l’astrologie, et ce bien que j’aie pu constater mon attirance irrémédiable pour les femmes du signe de la Vierge et, dans une moindre mesure, du Taureau, du Lion et du Verseau (une chance sur trois de tomber sur l’un de ces signes, donc, ce qui rend le phénomène extrêmement probable), j’ai commencé à douter du sérieux de Jung. Ses résultats, néanmoins, s’avérèrent convaincants. La première fois, tout du moins : sur 180 personnes, un nombre élevé de couples présentait cette conjonction (plus de 10%, soit le pourcentage le plus élevé de la sélection). Le célèbre psychiatre, qui travaillait alors en étroite collaboration avec différents spécialistes, dont Markus Fierz, un statisticien, réitéra l’opération sur d’autres couples, les résultats demeurant tout aussi peu probants. 10%, cela restait dans le domaine du possible, bien que ce fût suffisamment élevé pour qu’on en prît acte. Après d’autres tests aux résultats moins significatifs, Jung dut se rendre à l’évidence : les prédictions de l’astrologie, bien que souvent fiables en raison du flou qui les caractérise, n’avaient rien de pertinent. Demeurait la question des chiffres élevés relevés par Jung. Ce dernier finit par proposer une explication des plus inattendues, en s’appuyant sur les travaux remarquables de Joseph Banks Rhine en parapsychologie dans le domaine des perceptions extra-sensorielles (PES) et de la psychokinésie (PK).

Encore une fois, j’émets de profondes réserves sur ce qui suit et vous montrerai, par la suite, pourquoi Jung faisait probablement fausse route, sans pour autant remettre en question la réalité des phénomènes de synchronicité, qui, eux, sont observables bien que non-reproductibles – cela excluant, de fait, toute expérimentation scientifique. Mais revenons aux travaux de Rhine. Celui-ci prétendait démontrer le pouvoir de la pensée par des tests depuis entrés dans la culture populaire par le truchement du film S.O.S. Fantômes (1984, Ivan Reitman). Au début de la célèbre comédie fantastique, Bill Murray forçait des sujets à devenir des symboles aléatoires dessinés sur une série de cartes en leur envoyant des décharges électriques afin d’augmenter leur potentiel psychique. En réalité, Rhine utilisait bien les mêmes cartes, les cartes de Zener, mais n’infligea – fort heureusement – pas de sévices corporels aux volontaires. Appuyant, une fois n’est pas coutume, son étude sur des calculs statistiques, le botaniste devenu parapsychologue soumit un grand nombre d’individus à des tests de divination, en faisant varier la distance et le temps qui séparaient les sujets des expérimentateurs. Concluants au départ, les résultats, au bout d’un certain temps – et d’un certain nombre de candidats – finissaient par redevenir acceptables d’un point de vue rationnel (un candidat était néanmoins parvenu à deviner les 25 cartes présentées). Impossible, par conséquent, de prouver quoi que ce fût. N’abandonnant pas facilement, Rhine émit une hypothèse : la croyance au phénomène et l’intérêt porté à l’expérience jouaient un rôle prépondérant dans l’observation. Au départ, les sujets, enthousiasmés par le projet, focalisaient par conséquent toute leur attention sur les cartes qui leur étaient montrées de dos, se facilitant ainsi la divination d’icelles. Par la suite, leur intérêt décroissant avec le temps, ils finissaient par se laisser déconcentrer, faisant de la sorte retomber les résultats dans le domaine du prévisible et du connu. Si l’on y réfléchit bien, il est parfaitement impossible de démontrer la véracité – ou non – de l’explication qu’avançait Rhine.

Cela n’empêcha pas pour autant Jung d’en concevoir la validité. Mieux, ce dernier s’en servit pour y trouver la raison de ses fluctuations statistiques dans l’expérience des couples mariés. Stipulant que l’observateur, en l’occurrence lui-même, pouvait induire, par son engouement, ses attentes excessives et sa curiosité naturelle, une modification synchronistique des résultats, il en déduisit qu’il était lui-même la source des excellents résultats concernant la première salve de couples, tandis que son intérêt décroissant avait cessé d’avoir le moindre effet sur ses observations par la suite. Une fois de plus, il demeure clairement difficile de confirmer ou d’infirmer son hypothèse. Le problème vient certainement du présupposé jamais explicité de Jung : la synchronicité révèlerait, au cours de certaines occurrences, le pouvoir de la pensée sur le monde.

C’est là l’erreur (relative) de Jung : vouloir à tout prix prouver l’existence de l’âme et de ses capacités insoupçonnées. Nous sommes ici confrontés à une forme de pensée magique où des liens acausaux, soudain devenus causaux, permettraient d’influer sur le monde réel par la volonté, la pensée, consciente ou inconsciente, et l’imaginaire. Pourquoi pas. Nous n’en avons cependant pas la moindre preuve et tout ce que cela prouve, en définitive, est le pouvoir du cerveau humain à trouver des explications à tout, même invraisemblables, afin de ne jamais laisser le moindre aspect de son environnement dans l’ombre. Il serait plus simple de supposer un lien de nature physique entre les éléments dont l’univers et le cerveau sont composés, un lien qui, comme dans le cas de l’intrication quantique, se situerait comme en dehors de l’espace et du temps, et ne serait ainsi pas soumis aux lois de la causalité. Que tout soit connecté de manière à provoquer les phénomènes dont nous traitons dans le présent essai, dès lors, devient envisageable, sans avoir pour autant recours à des explications magiques. La synchronicité, en dépit de son aspect éminemment transcendantal, ne prouve ainsi ni l’existence de l’âme, ou du moins son intemporalité, ni, par là, son immortalité, de même qu’elle ne présuppose pas la possibilité d’un au-delà, si ce n’est d’un au-delà de la matière, peut-être informationnel, un monde des idées dont nous ne percevrions que les ombres portées sur les murs d’une caverne, ainsi que le supposait et le proposait Platon. Le mystère demeure entier, engendrant au passage son lot de peurs et d’espoirs. Comme toujours, l’homme y pourra voir ce qu’il veut, ce qu’il désire et ce qu’il craint, autant de reflets de sa propre réflexion projeté dans cet univers-miroir qui le renvoie toujours de lui-même à lui-même.

Tout est un

Car, pour l’homme, tout est dans tout. Voilà pourquoi, jusqu’à l’avènement des sciences modernes, la théorie médiévale des correspondances prévalait dans tous les esprits. Cette dernière voyait dans l’univers une uniformité totale, logique, esthétique et sémantique (équivalence du beau, du bien et du vrai), où l’on pouvait retrouver dans chacun des éléments dont était composé le monde, le monde lui-même. L’alchimie, qui fascinait Jung, prétendait ainsi transformer tout type de métal en or par le biais de la pierre philosophale. La poésie, par ses métaphores, ses comparaisons et ses oxymores, tend également à nous montrer les correspondances établies par nos sens entre les différents objets de la nature que nous observons, si bien que ressemblances et dissemblances finissent par former un tout cohérent. La science, aujourd’hui encore, s’étonne de retrouver tant de similarités entre l’infiniment petit et l’infiniment grand. Les atomes, avec leurs protons et leurs neutrons auréolés d’un nuage d’électrons, rappellent étrangement la danse des planètes autour du soleil, dans une version plus chaotique, et des soleils autour du trou noir qui se trouve au centre de notre galaxie, les galaxies elles-mêmes se livrant au jeu de la farandole cosmique en un ballet sans fin de rotations ininterrompues. Comme le disait Hermès Trismégiste en son temps (quelque part entre les deuxième et quatrième siècles av. J.-C.) dans sa table d’émeraude, « Ce qui est en bas, est comme ce qui est en haut : & ce qui est en haut, est comme ce qui est en bas, pour faire les miracles d'une seule chose. »

En substance, l’astrophysicien Hubert Reeves ne dit pas autre chose dans son introduction à l’ouvrage collectif intitulé La Synchronicité, l’âme et la science (un livre fort instructif mais de qualité inégale). Tout d’abord, il prend la peine de nous rappeler qu’il existe bel et bien des phénomènes physiques observables dont le fonctionnement semble partiellement acausal. C’est le cas de la radioactivité : surchargés en protons, les atomes de plutonium se brisent individuellement au fil du temps, sans pour autant qu’il soit possible de connaître avec précision le moment de cette brisure. Elle survient de manière totalement aléatoire, sans cause apparente. A l’échelle quantique, s’observe également le paradoxe d’Einstein-Podolsky-Rosen, dit paradoxe EPR, dont nous avons déjà parlé plus haut : c’est ce qu’on appelle l’intrication quantique. L’intrication de deux particules implique la possibilité de les modifier toutes deux instantanément en en altérant qu’une seule, et ce quelle que soit la distance qui les sépare. La raison ? La localisation des propriétés n’est pas applicable à l’échelle atomique, de sorte que les propriétés des particules sont en quelque sorte diluées dans l’espace et l’information portée n’a nul besoin d’être transmise – elle est partout à la fois. De même, le rayonnement fossile, dont l’observation confirme, a priori, la naissance de l’univers, autrement dit le début du temps et de l’espace tels que nous les concevons et les percevons en tant qu’homme. Au commencement était le Big Bang. Le rayonnement fossile en est la trace. Un problème se pose, cependant : l’observation dudit rayonnement montre que la température est la même partout. Comment cela se peut-il ? Comment des atomes aussi éloignés les uns des autres ont-ils pu s’accorder de la sorte ? Tout se passe comme si, partout dans l’univers, ils s’étaient mis et continuent de se mettre d’accord pour obéir aux mêmes lois, sans avoir jamais été en contact les uns avec les autres. Reeves utilise enfin le pendule de Foucault pour illustrer plus concrètement son propos : ce pendule assez lourd, une fois lancé, peut osciller pendant des heures en suivant un plan d’oscillation lui-même en rotation autour de l’axe vertical. Lancée en direction d’une galaxie précise, le pendule conserve étrangement l’orientation de cette dernière dans son plan d’orientation, ignorant au passage la présence, ô combien plus proche, de la planète Terre et sa gravitation propre. L’astrophysicien se demande si, au fond, tout ne s’expliquerait pas par une forme d’omniprésence et de non-séparabilité de la matière. Tout est dans tout parce que tout est un. L’unicité première de l’univers serait la source de son étonnante cohérence interne et seule l’incapacité dans laquelle nous nous trouvons de pouvoir l’observer et le connaître dans sa globalité nous empêche de le comprendre véritablement. Platon (encore lui) dirait certainement ici : « connais-toi toi-même ». Si tout est dans tout, après tout, rien ne nous empêche de sonder notre univers intérieur afin d’y scruter le monde alentour. Si tout fait sens pour l’homme, alors il serait fort présomptueux de stipuler l’absurdité du cosmos. Quant à Hubert Reeves, il est passionnant de voir un homme de science tel que lui s’émerveiller face à l’incroyable beauté du monde matériel et voir, dans les propriétés émergentes de la matière (sans lesquelles nous ne serions pas ici, puisque nous serions encore de simples quarks) le signe d’un dessein manifeste et, donc, d’un destin.

Qu’on n’aille cependant pas croire ici que tout est joué d’avance. L’homme, par son action, matérialise des potentialités, et ses actions à leur tour engendrent de nouvelles potentialités, le tout étant d’avoir conscience que l’arbre des possibles pousse à nos pieds. Les synchronicités peuvent être vues, selon moi, comme des signes, des signaux dont nous ne saisissons pas toujours la pleine signification mais qui nous mettent sur la voie. Lorsque les coïncidences s’accumulent, il importe d’y prêter attention. Parce que le sens que nous leur donnons, pour inconscient qu’il soit, nous parle, de sorte qu’en nous mettant à l’écoute du monde, nous nous mettons à notre propre écoute. Afin d’illustrer mon propos par un dernier exemple, je mentionnerai simplement l’inquiétude qui était la mienne lorsque ma conjointe et moi nous sommes installés ensemble « pour de bon ». Je me demandais alors si j’avais fait les bons choix. Dans le village où nous habitons, je remarquai lors d’une balade un panneau de lieu-dit, « Impasse du loup ». Cette impasse, à quelques dizaines de mètres de chez nous, me mettait mal à l’aise. Hasard ou non, ce panneau, m’apprit ma partenaire (quel joli mot !), se trouvait sur l’ancienne maison de la nourrice de sa grand-mère. J’y voyais un drôle de présage, et ce d’autant plus qu’un sentiment croissant d’oppression montait en moi au fil des semaines. Le point culminant fut atteint à la naissance de ma fille. Avais-je fait le bon choix parmi l’ensemble des possibles ? Moi qui voulais tout faire, tout voir, tout connaître, j’avais fixé dans la pierre mon avenir, petit à petit, et le champ des possibilités s’amenuisait à vue d’œil, comme je m’en étais déjà fait la réflexion au début de mes études. L’impression d’être devenu le prisonnier de mes décisions me pesait, sans pour autant me faire douter de leur bien-fondé. De plus, je pense fermement qu’on ne peut pas regretter d’avoir fait des choix, même mauvais. Ce qu’on peut regretter et qu’on regrettera sans doute, c’est justement de n’en avoir pas fait. Survint l’affaire « C. ». Lorsque cette dernière (l’affaire et non C.) fut enfin résolue, je découvris, au cours d’une autre balade avec ma conjointe (nous venions de nous réconcilier de manière durable), à ma grande stupéfaction, qu’on avait retiré le panneau de l’impasse. Etant conseiller municipal, je m’étonnai qu’on ne m’en eût pas averti. Récemment, j’ai pu me renseigner sur la question : l’impasse du loup est toujours l’impasse du loup. Quelqu’un a simplement volé le panneau. Curieux. Demeure le sentiment de soulagement que j’éprouvai à la vue de son absence. Coïncidence pure ou non, ce qui importe, au fond, c’est l’interprétation que j’en fais. Celle-ci en dit en réalité plus long sur ma manière de concevoir le monde que sur le monde lui-même – et c’est très bien comme ça.

Je suis un homme.

Je suis un être.

Je suis l’éveil de l’univers à la conscience.

Je suis.

En guise de conclusion

Le temps et l’espace sont relatifs à l’interprétation psychologique et sensorielle que nous en faisons. Ils n’ont pas de réalité propre. Il en va de même des événements, qui peuvent revêtir un sens évident pour certains et laisser totalement indifférents les autres. L’univers est relatif au sujet qui l’observe. Et qui dit relatif, dit relation. Nous sommes en relation directe avec le cosmos par nos sens – cela, nous le savons – mais également par le sens, ce qui semble absurde aux yeux de certains. Pour moi, c’est l’idée même que l’univers puisse ne pas faire sens – au moins de mon point de vue – qui est absurde. Dire que tout est absurde est absurde parce que c’est nier la capacité que nous avons d’interpréter le monde et de lui donner une signification. Nous recevons de ce monde conçu comme matériel des informations que notre cerveau compile et compare afin de nous en donner une vision – une version, serais-je tenté d’écrire – cohérente. On pourrait aller jusqu’à prétendre que, sans la présence d’un être doué de cette capacité, l’univers n’existerait pas vraiment. Un CD qu’on ne met pas dans un lecteur CD n’émet aucun son, ne produit aucune harmonie, ne génère aucune sensation. Il demeure un ensemble de données brutes, absconses, absurdes. Nous sommes tous des lecteurs CD.

Le phénomène que nous avons décrit ne prouve en rien l’existence d’une âme, la possibilité d’une vie après la mort ou même l’origine divine du monde. Il ne prouve d’ailleurs pas non plus le contraire (on relève au passage de plus en plus de références à Dieu chez les scientifiques éminents de notre temps, les Bogdanov n’hésitant pas à parler, concernant le fond diffus cosmologique, du « visage de Dieu », tandis que Stephen Hawking passe le plus clair de son temps à mentionner le Créateur dans sa célèbre Brève histoire du temps, conçu chez lui comme une sorte de grand architecte). Il s’agit, pour moi qui ne suis qu’un simple mortel pris dans un mécanisme qui le dépasse par sa grandeur et sa complexité, de la manifestation sensible de lois universelles, et donc de propriétés de la matière et de l’énergie, que la science, coincée pour l’instant dans des explications causales intrinsèquement biaisées, n’a pas encore élucidées. La synchronicité lie le physique et le psychique sur le plan sémantique de manière inextricable, inexplicable et, pour certains, rationnellement inconcevable, voire inacceptable, en dehors ou en deçà du temps et de l’espace, si bien qu’il est difficile de savoir si le sens perçu vient de l’individu qui le perçoit ou des événements dont il émane. Autrement dit, ce phénomène est, et demeurera tel tant qu’on n’en aura pas percé le mystère, tout à la fois objectif et subjectif, universel et unique, à l’image du chat de Schrödinger, tout à la fois mort et vivant tant qu’on n’aura pas ouvert la boîte. Il y a bel et bien quelque chose, dans cette boîte. Mais quoi ? A défaut de voir ce qui s’y trouve, j’ai saisi l’opportunité qui m’était présentée de la remplir de rêves. Parce qu’être un homme, c’est ça : illuminer l’obscurité de sa lumière.

Le temps d’une vie.

Cet essai fut rédigé sur mon tout nouvel ordinateur entre le vendredi 16 décembre 2016 et le vendredi 13 janvier 2017. Il est le fruit de nombreuses années de réflexion, de lectures diverses et de visionnages intempestifs de conférences sur Youtube.

Erwan Bracchi.

P. S. du 21 janvier 2017 : Parce que je viens de terminer la rédaction de cet essai et ne tiens pas en modifier la structure, et parce qu’il me semble important malgré tout de mentionner un fait pour le moins surprenant, je me propose de vous en faire part ici même. Il y a deux jours, soit le 19 janvier, je m’entretins de mes découvertes et réflexions récentes en matière de coïncidence et de psychologie clinique avec une collègue arrivée cette année dans l’établissement. Cette dernière porte le même prénom que C., raison pour laquelle, par un effet d’écho déplaisant, je m’étais montré quelque peu sauvage à son encontre au début de l’année. Le temps aidant, nous avons fini par nous rapprocher et nous lier d’amitié. Cette personne fort sympathique, intelligente et sensible, paraissait, en m’écoutant parler de C. et de D. concernant la perversion narcissique sans pour autant mentionner leurs noms, profondément troublée. Lui enjoignant de ne pas faire durer le suspense plus avant, je la pressai de m’expliquer les raisons de son étonnement. La nouvelle C. m’expliqua qu’elle connaissait un homme dans ce genre. A son regard, je compris qu’il ne s’agissait pas simplement d’un « homme dans ce genre », mais bien de D. lui-même. Elle confirma mon intuition. Cette compréhension de son profil psychologique l’obligeait à revoir son histoire personnelle, profondément liée à cette pathologie (ce n’était pas son premier pervers), leur rencontre par Internet et leur brève liaison n’ayant, pour le coup, rien d’un hasard. De mon côté, j’y vis un clin d’œil tout à la fois comique et cosmique, comme une confirmation des hypothèses avancées jusqu’ici par une révélation des plus inattendues.

Cette coïncidence en suivait une autre de près, plus anecdotique cette fois, mais qui nous mènera directement aux quelques vers par lesquels j’entends conclure. Le vendredi 13 janvier, dans la pénombre de la nuit mourante, éclairé par la pleine lune, je trouvai, sur le parking qui jouxte le lycée, un porte-monnaie dont ma compagne m’avait parlé la veille (elle n’avait pas osé le prendre). Il était trempé. A l’intérieur, il n’y avait quasiment pas d’argent (un euro et des poussières), seulement un ticket de loterie perdant et des poèmes, malheureusement non signés. Je décidai de les conserver afin de les sauver de la pluie. Le soir, je recevais deux mails : le premier, d’une amie calligraphe, me présentait un tableau sublime de 40 cm sur 40 cm basé sur l’un de mes sonnets, « L’imaginaire ». Le deuxième me proposait une publication de ma traduction de deux poèmes de Lovecraft tirés des Fungi de Yuggoth dans une monographie qui paraîtra aux éditions ActuSF. Voici donc, pour finir, quelques mots écrits le 16 mars dernier, lorsque je formulai mes premières théories sur la synchronicité :

Prévalence du signe.

La synchronicité produit en permanence,
expression, projection de notre aspiration,
les signaux explicites de notre conscience,
elle est la perception de notre interaction –

avec cet univers.

Que ces signes du monde soient réels ou non,
ou bien qu'ils soient le fruit d'intrications quantiques,
peu nous importe au fond, puisque nous leur donnons
le sens qui nous sourit, comme aux mythes antiques –

poésie de l'envers.

Le destin se construit par une succession
d'obliques trajectoires dont la route trace
ce dessein qu'on peut suivre, où chaque intersection
provoque par l'espoir et le doute tenace –

l'émergence du signe.

Remerciements :

Je tiens ici à remercier Julien Lepage, dont l’aide précieuse, la relecture et les corrections, notamment dans le domaine des sciences dures, ont rendu possible cette réflexion.

Bibliographie :

BOGDANOV Igor et Grichka, Avant le Big Bang, Librairie Générale Française, 2006.
COLLECTIF, La Synchronicité, l’âme et la science, Paris, Albin Michel, 1995.
HAWKING Stephen, Une brève histoire du temps, Paris, Editions J’ai lu, 2007.
JUNG Carl Gustav, Synchronicity, Princeton University Press, Princeton, 2010.
SCHOPENHAUER Arthur, Essai sur le libre arbitre, Paris, Editions Rivages, 1992.
SINOUE Gilbert, Le Petit livre des grandes coïncidences, Paris, Librairie Générale Française, 2016.

Articles, sites et vidéos consultés :

GAUVRIT Nicolas, « Probabilités subjectives », SPS n° 284, janvier 2009 (http://www.pseudo-sciences.org/spip.php?article1117).
GUILLEMANT Philippe, conférence sur la double causalité, Getz, octobre 2013 (https://www.youtube.com/watch?v=n8KWtSsa9E4).
La page Wikipedia consacrée à la vie de Paul Kammerer : https://fr.wikipedia.org/wiki/Paul_Kammerer.
HARAMEIN Nassim, conférence sur l’univers connecté, la masse holographique et la source de la conscience, Paris, 23 avril 2016 (https://www.youtube.com/watch?v=6k7vZ6lMgwY).

Filmographie :

KUBRICK Stanley, 2001, l’Odyssée de l’espace, 1968.
REITMAN Ivan, S.O.S. Fantômes, 1984.


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