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The Thing


The Thing Année : 1982

Titre original : The Thing

Réalisateur : John Carpenter

De nos jours, en Antarctique. Un hélicoptère vole à la poursuite d'un chien depuis un moment déjà, lui tire dessus à de multiples reprises, le manque, encore et encore, si bien que le canidé finit par atteindre indemne une base de recherche américaine. Là, l'hélicoptère finit par se poser. Un homme en descend. C'est un Norvégien. Parmi ceux qui sont sortis pour le voir, personne ne comprend ce qu'il dit, ou plutôt ce qu'il hurle. A la surprise générale, il lance une grenade et, par mégarde, fait exploser l'hélicoptère et ses passagers avec. Prenant ensuite son fusil, il vise, tire et blesse accidentellement l'un des Américains. Ces derniers croient qu'ayant perdu la tête, il cherche à les tuer. L'homme est alors aussitôt abattu d'une balle dans le crâne. Et le chien ? Récupéré par le dresseur de la station, qui s'est manifestement pris d'affection pour lui. Très vite, les ennuis commencent : dans leur cage, les autres chiens fondent sous des jets d'acide, attaqués par une créature polymorphe. On parvient à la brûler au lance-flammes au terme d'une scène épouvantable. Mais que se passe-t-il exactement ? Une expédition improvisée permet aux Américains de retrouver la base norvégienne, complètement détruite par les flammes elle aussi. A l'intérieur, un trou rectangulaire. Nul ne sait ce qui pouvait bien s'y trouver. A l'évidence, on a déterré quelque chose. Non loin, l'équipe découvre un vaisseau spatial, qui semble être là depuis au moins cent mille ans. A côté, creusé dans la neige, encore un trou rectangulaire. Les Américains reviennent de leur expédition plus perplexes encore qu'au départ - mais avec en prime un corps humanoïde emprisonné dans la glace. Une autopsie permet rapidement de savoir qu'en dépit des apparences, il s'agit là d'un être humain, mort d'inexplicable manière. Las, Blair, un scientifique, comprend que ce n'est là qu'un début : la chose qui a fait ça infiltre, infecte et imite les êtres vivants qu'elle rencontre, prend leur place, s'infiltre et infecte à nouveau. Elle tue, dévore et remplace. Prenant sur lui, Blair détruit l'hélicoptère de la base et disparaît, cependant que les autres membres meurent les uns après les autres dans les circonstances les plus improbables. On le retrouve et l'enferme dans une cabane, à l'extérieur. Ce ne sera pas suffisant. Kurt Russell, alias MacReady, prend le contrôle des opérations et tente de débusquer la créature parmi les siens. Ce jeu de cache-cache durera jusqu'au bout, et seuls deux survivants parviendront à s'en sortir, après avoir fait exploser la base, le feu remplaçant alors la glace à nouveau : MacReady, un blanc, et son collègue, Childs, un noir. Mais la méfiance continue de régner car, consciemment ou non, l'un des deux protagonistes pourrait bien être la chose. Fin du film.

Dans la lignée de L'Invasion des profanateurs de sépultures (1956, Don Siegel) et de The Crazies (George A. Romero, 1973 ), John Carpenter, alors devenu l'un des plus grands représentants américains du cinéma d'horreur et de science-fiction grâce à des films comme Halloween (1978), Fog (1980) et New York 1997 (1981), adapte, trente et un an après la version d'Howard Hawks (qu'il admire et dont le Rio Bravo lui inspira le célèbre Assaut (1976)), une nouvelle de John W. Campbell intitulée La Bête d'un autre monde (on se demande cependant s'il n'aurait pas plutôt tenté de rendre hommage aux Montagnes hallucinées de Lovecraft), qu'il intègre à son univers cinématographique particulier et dont le sentiment d'horreur est suscitée par une forme de paranoïa généralisée, le prochain pouvant à tout moment devenir l'autre dans un monde où la monstruosité physique recouvre une réalité bien plus terrible et terrifiante encore parce qu'inconnue. The Thing fut à l'époque un relatif échec commercial mais connut un succès d'estime non négligeable, assurant plus tard à son créateur une reconnaissance bien méritée. Mélangeant les codes de l'horreur, du western et de la science-fiction, nous allons voir au cours des lignes qui suivent que le réalisateur, non content de nous offrir un spectacle angoissant d'un réalisme épouvantable, se permet au passage de nous proposer une réflexion sur le bien et le mal, la nature de l'homme et la mort.

The Thing
La chose, au cours de l'une de ses nombreuses métamorphoses.

Si The Thing remplace la chaleur des vastes plaines de l'ouest américain par le froid du désert de glace austral, il n'en commence pas moins comme un western typique : un fort, la base américaine, est attaqué par des brigands armés jusqu'aux dents, les Norvégiens, qui chevauchent un hélicoptère pour pénétrer sur le territoire des Américains à leur insu. S'ensuit une fusillade meurtrière au cours de laquelle tous les méchants Norvégiens perdent la vie, laissant les bons Américains retourner vaquer à leurs occupations habituelles. Dès lors, on comprend mieux la présence d'Ennio Morricone au générique, dont les compositions, habituellement aussi remarquables que mémorables (Pour une poignée de dollars, Mon nom est personne), se font ici plus discrètes et se mêlent aux refrains plus expérimentaux et répétitifs de John Carpenter et d'Alan Howarth. Assiégés, les personnages de The Thing le sont bel et bien, mais ils se trompent d'ennemi. En effet, s'il vient bien au départ de l'extérieur par le truchement d'un innocent canidé, sorte de chien de Troie, ce dernier (l'ennemi, pas le chien) ressurgit aussitôt de l'intérieur, comme s'il avait toujours été là, corrompant tout autour de lui, dévorant les corps et les âmes et semant le désordre et le chaos dans la base. En pleine guerre froide, on peut se demander s'il ne s'agissait pas là d'une simple métaphore, comme les extraterrestres de L'Invasion des profanateurs de sépultures, dont Carpenter se serait servi pour aborder la question de la contamination intellectuelle des Etats-Unis par l'idéologie communiste, au même titre que cette partie d'échecs, au début du film, entre un ordinateur et MacReady, qui, perdant, verse le contenu de son verre dans l'unité centrale et la fait imploser. Quoi qu'il en soit, l'ennemi n'étant plus extérieur, il apparaît clairement que l'attaque du fort se transforme en attaque du for intérieur. On ne manquera pas à la fin, cela dit, de faire tout exploser à la dynamite comme dans les bons vieux westerns.

The Thing
Meurs, pourriture communiste !

Ainsi, la guerre n'oppose plus les bons aux méchants, les Américains aux Norvégiens (ou aux Russes), les blancs aux noirs, le bien au mal, mais l'homme à lui-même, car c'est en lui que se trouvent le bien et le mal. Cette réalité s'impose dès l'arrivée des Norvégiens dans la base américaine, avant même que le chien ne propage la chose parmi les "bons" : lorsqu'ils voient le Norvégien s'égosiller dans un langage incompréhensible, ils se méfient aussitôt, probablement parce qu'ils ne comprennent pas un mot de ce qu'il dit. Bien que cet homme soit un homme tout comme eux, par sa seule différence il représente une menace à leurs yeux. Pour l'être humain, et peut-être même pour tout être vivant (d'où les multiples formes de la chose), tout ce qui n'est pas lui, tout ce qui est autre, est automatiquement perçu comme un danger potentiel. D'où la tension. D'où le quiproquo. D'où la mort du Norvégien. Plus tard, MacReady tuera pour les mêmes raisons une personne qui n'était, après analyse, pas infectée. Mais une question se pose alors, et c'est à cette question que John Carpenter tente de répondre : pourquoi l'homme est-il à ce point méfiant à l'égard de son prochain ? Pourquoi ne peut-il pas lui faire confiance ? La réponse est sans équivoque : se sachant capable du pire, l'homme, qui voit en l'autre son propre reflet, ne s'inquiète pas tant de le voir autre que de le savoir semblable, c'est-à-dire aussi dangereux, autrement dit mauvais, que lui-même. L'autre inspire ainsi la peur par sa ressemblance et non sa différence. Il peut tuer - lui aussi. C'est la raison pour laquelle la partie d'échecs que se livrent les membres de l'équipe au sein de la base est si complexe : pour survivre, ils doivent coopérer, tout en restant conscients, à l'échelle individuelle, que tous les autres sont peut-être déjà contaminés (oui, la métaphore utilisée par Carpenter est également polymorphe, tout comme la chose). On le voit, la partie est perdue d'avance, et il faudra faire subir à la base le même sort que l'ordinateur et provoquer - de l'intérieur - une explosion. La survie de Childs et de MacReady ne laisse cependant aucun espoir quant à la suite car, on l'aura compris, que la chose soit en eux ou non, ils sont déjà infectés puisqu'ils sont deux, l'un noir et l'autre blanc, et que le mal est en leur coeur.

The Thing
Champ : Childs.
The Thing
Contrechamp : MacReady.

L'enjeu majeur, nous l'avons vu au cours des lignes qui précèdent, est par conséquent la survie. Ce que combattent les humains dans The Thing, ce n'est pas la chose, mais la réalité qu'elle recouvre et qu'on appelle communément la mort. Mieux, à l'instar de la chose, dont la caractéristique principale est, il me semble ici bon de le rappeler, la reproduction par la réplique, ils tentent de survivre à tout prix, quitte à annihiler toute forme de vie autour d'eux. La mort les obsède. La mort nous obsède. Sinon, quel intérêt pourrions-nous bien trouver à regarder des films d'horreur ? Comme la vie, la mort est à la fois mystérieuse et protéiforme. Elle peut survenir à tout moment et n'est en fin de compte qu'un changement d'état. Elle est l'essence même de la vie. Voilà pourquoi la chose meurt et renaît sans cesse, changeant à chaque fois de forme. Et qu'y a-t-il au-delà ? Qu'est-ce au fond ? Pourquoi sommes-nous là ? Pourquoi sommes-nous ? Et pourquoi naissons-nous et mourons-nous ? Ces questions ont toujours été, demeurent encore et resteront toujours sans réponse. Pour matérialiser se questionnement perpétuel de l'homme et son angoisse existentielle face à la mort, John Carpenter utilise, une fois n'est pas coutume, une autre métaphore : celle des trous rectangulaires laissés vacants dans la glace. Il est évident qu'il s'agit là de cercueils ou de tombes. Ouverts et vides, parce qu'attendant d'accueillir en leur sein tous ces hommes dont la mort est l'impitoyable destin. Ouverts et vides, parce que la mort est un concept creux qui désigne une chose encore inconnue. Ouverts et vides, mais déjà remplis de toutes nos interrogations et donnant à la vie tout son sens - la survie. Plongeant le regard à l'intérieur, chacun peut y voir ce qu'il veut. Le réalisateur se garde d'ailleurs bien de nous montrer ce qui s'y trouve par le biais d'un cadrage à hauteur d'homme et de plongées savamment calculées. Au passage, ces trous nous rappellent sans mal le monolithe de 2001, l'Odyssée de l'espace (1968, Stanley Kubrick) et leur fonction dans le film est somme toute assez similiaire. Morricone accentue la proximité sémantique de ces deux images en composant un crescendo instrumental presque identique au choeur que l'on entend dans le film de Kubrick à chaque apparition du monolithe lorsque l'équipe découvre le vaisseau extraterrestre. La mort nous fascine et nous façonne. Une fois encore, la partie d'échecs prend un tout autre sens ici pour nous ramener au Septième Sceau (1957, Ingmar Bergman) : en effet, c'est avec la Mort, que se joue la partie, et l'homme, la mort dans l'âme, finit toujours par imploser, son propre trépas se trouvant en lui depuis la naissance. Au bout du compte, il n'y a et ne peut y avoir de vainqueur.

The Thing
Hmmm, ça me rappelle quelque chose... Dracula ?

Pour conclure, The Thing, ponctué de références pertinentes et résumé tout entier dans cette courte partie d'échecs entre l'ordinateur (dont la voix américaine n'est autre que celle d'Adrienne Barbeau, qui était alors l'épouse de Big John) et Kurt Russell, en mélangeant les genres - il se fait ainsi lui aussi métamorphe -, est, comme tout grand film, une oeuvre aux multiples niveaux de lecture qu'on aura plaisir à voir et revoir, non seulement pour en admirer la superbe photographie, les effets spéciaux cauchemardesques et le montage efficace et soigné, mais également pour tenter de le comprendre comme on tente de comprendre le sens de la vie, perdus que nous sommes dans le gouffre béant de notre solitude. Une seule certitude, néanmoins : la chose vaut la peine d'être vécue.

Note : 10/10

Mardi 14 juillet 2015. Erwan Bracchi.


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