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Vidéodrome


Vidéodrome Année : 1983

Titre original : Videodrome

Réalisateur : David Cronenberg

Directeur de la chaîne de télévision CIVIC-TV, spécialisée dans la diffusion de programmes pornographiques, au sens large du terme - de la chair, du sexe et du sang, montrés dans l'obscénité du détail -, Max Renn (James Woods) est à la recherche d'un projet plus extrême dans son esthétique, un projet qui différencierait sa chaîne de toutes les autres. C'est l'un de ses amis, Harlan, qui dans son laboratoire clandestin de piratage satellitaire le met sur la voie : le programme tant attendu, c'est Vidéodrome, une émission exclusivement composée de scènes de meurtre et de torture juxtaposées en continu, sans fil conducteur et sans fin, si ce n'est celle des supposées victimes. Il semblerait tout d'abord que ces images enregistrées sur VHS proviennent de Malaisie, mais il s'avère bientôt qu'elles viennent en réalité de Pittsburgh. Max décide donc aussitôt de trouver un moyen d'entrer en contact avec les producteurs, et c'est alors le début d'une longue et périlleuse quête, qui le mènera jusque dans les entrailles de son propre regard, entre fantasme et réalité.

David Cronenberg signe là sans conteste l'un de ses premiers chefs-d'oeuvre. Et s'y trouvent d'ores et déjà réunis, sans réelle surprise, les thèmes majeurs qui ont jusqu'ici traversé l'ensemble de sa carrière cinématographique : l'homme, point central de son oeuvre, dans sa corporalité, sa matérialité, son intimité, sa mortalité, se retrouve placé face aux multiples représentations de lui-même que lui renvoient son art, ses créations, sa technologie, son rapport au monde ainsi qu'à ses semblables, piégé dans un dédale infernal aux murs lambrissés de miroirs qui n'ont de cesse de démultiplier à l'infini sa propre image, de sorte qu'il finit par se noyer, tel Narcisse, dans le reflet de son incommensurable solitude. Avec pour seule issue la mort. Nous voyons là se dessiner les grands axes à partir desquels il est possible pour le spectateur de pénétrer dans le Vidéodrome afin d'en extraire un tant soit peu de sens, et c'est donc de sexe et de violence, de fiction et de réalité, d'art et de mort, que nous traiterons au cours des lignes qui suivent. Chers lecteurs, je vous souhaite la bienvenue dans le monde merveilleux du Vidéodrome.

Comme en témoigne le synopsis même du film de Cronenberg, le sexe et la violence, toujours inextricablement entremêlés, sont ici des thèmes prédominants, au point de donner l'impression qu'il s'agit là du sujet principal de Vidéodrome. On pourrait donc facilement penser, à première vue, que le réalisateur entend dénoncer la tendance croissante à la pornographie sous toutes ses formes qui, en 1983 déjà, caractérisait le petit écran - ce n'est en effet pas sans raison si la chaîne de Max s'appelle CIVIC-TV, le mot "civic" renvoyant tout à la fois à l'Etat (la cité) et à ses sujets (les citoyens), et les médias faisant, comme leur nom l'indique, office de médiateur entre ces deux entités. Un médiateur qui se veut miroir de la société, "civic" étant également un palindrome (il peut se lire dans les deux sens). Or il se trouve que ce miroir n'est autre que celui de nos fantasmes, de notre volonté de nous affranchir de ces contraintes physiques et physiologiques qui nous bloquent et nous frustrent en permanence, en raison de ce qu'il nous est impossible d'avoir le contrôle absolu de notre existence et du monde qui nous entoure. L'idée de la mort est, en ce sens, inacceptable. En compensation, l'homme invente la notion de propriété - il nomme, il filme, il se représente, il s'approprie. Dans Vidéodrome, c'est par le truchement de l'image télévisée que se matérialise cette illusion de contrôle : un écran fait littéralement écran à la réalité de notre condition. Le sexe devient alors une mise en scène érotique et la souffrance, la violence, un spectacle. Un jeu. Comme s'il ne s'agissait plus de la réalité, mais d'un rêve. Commun.

Autrement dit, une fiction. Et c'est à ce moment précis que s'opère un renversement pour le moins ironique : après avoir voulu échapper à la réalité par le rêve, l'homme voudrait à présent faire de ce rêve une réalité. Du moins voudrait-il que le rêve se rapproche le plus possible de la réalité, dans la logique d'une appropriation totale du monde. D'où la pornographie. D'où des plans de plus en plus rapprochés. D'où le besoin qu'a Max de trouver une émission plus réaliste, et donc plus violente, Vidéodrome conservant cependant, par son nom même, l'idée de jeu, d'arène, et donc de contrôle. Malheureusement pour Max, il ne s'agit plus vraiment de fiction. Il apprendra d'ailleurs plus tard que cette émission n'a pour l'heure jamais été diffusée. Vidéodrome est une sorte de snuff movie. Les personnes que l'on y torture et massacre disparaissent réellement. Vidéodrome, c'est la mort en direct. Le choc est brutal : Max Renn, après la vision de la première VHS, commence à voir son propre univers changer, à le voir se métamorphoser sous l'influence d'hallucinations improbables, signe que cette forme particulière de fiction contamine à présent sa vision des choses, c'est-à-dire la façon dont il se les représente. Il rencontre d'abord Nicki Brand sur un plateau de télévision. Fascinée par la VHS, cette dernière lui demande alors de lui infliger des sévices corporels divers et variés, puis entreprend de se rendre sur place, à Pittsburgh, pour participer à ce jeu dont elle ne reviendra jamais. Après sa disparition, c'est au tour du téléviseur de Max de lui faire des avances (oui, vous avez bien lu), au cours d'une scène d'anthologie : l'écran se contorsionne avec sensualité, se couvre de veines protubérantes, tel un membre en érection, puis se met à gonfler pour prendre la forme d'un sein, dans lequel Max plonge la tête alors que des images de la bouche de Nicky s'affichent en insert. Enfin, preuve que la dialectique de violence et de sexualité prônée par Vidéodrome est parfaitement intégrée par Max, ce dernier finit par voir apparaître sur son ventre une fente à l'aspect plus que manifestement vaginal, dans laquelle il insère, sans vraiment savoir pourquoi, son revolver (ceci n'est pas une métaphore). Dès lors, le spectateur comprend qu'il n'y a plus, pour Max, de frontière entre le réel et l'imaginaire. Mais y en a-t-il jamais eu pour qui que ce soit ? L'homme peut-il vivre au-délà de ses perceptions et de ses représentations ? Au-delà se trouve uniquement la mort. C'est avec elle que disparaissent nos fictions individuelles, et donc notre vie. C'est d'ailleurs ainsi que se termine le film : Max, après avoir tué le professeur Convex, l'opticien producteur de Vidéodrome, pour le compte de la fille de feu le professeur Brian O'Blivion (exécuté pour avoir osé s'opposer au projet, puis tombé, comme son nom l'indique, dans l'oubli), se donne la mort avec son propre pistolet, désormais greffé douloureusement à son poignet par de longues tiges métalliques enfoncées sous la peau. La balle part dans un grondement sonore et l'écran devient alors tout noir, laissant place au générique.

Pourquoi ? Pourquoi Max se donne-t-il la mort ? Eh bien, pour retourner à la chair - dans le monde réel, donc, qu'il tentait si désespérément d'atteindre -, ou plutôt se débarrasser de son ancienne enveloppe corporelle afin de devenir un homme nouveau, comme le veut la doctrine de la "Cathode Ray Mission" (que l'on pourrait traduire par "la religion cathodique"), une institution créée de toutes pièces par Bianca, la fille d'O'Blivion, au sein de laquelle (l'institution, et non Bianca) les adeptes peuvent venir se recueillir - devant des écrans de télévision. Bianca se sert des milliers de lettres vidéo laissées par son père sur VHS avant sa mort pour convaincre Max d'adhérer à sa cause et de terrasser le professeur Convex à l'aide de ses propres armes - c'est-à-dire lui-même, transformé par la vision des programmes du Vidéodrome. C'est en réalité le combat de deux visions du monde qui se livre alors sous nos yeux, deux visions qui semblent au final ne différer que par leur forme (on ne saura jamais vraiment quelles sont les idées des uns et des autres, si l'on excepte les propos de Convex, selon qui "la télévision, c'est la rétine de l'oeil de l'esprit" ("The television screen is the retina of the mind's eye") et le "slogan" de la religion cathodique, inlassablement répété par Bianca, puis par Max : "Death to Videodrome ! Long live the new flesh !" ("Mort à Vidéodrome ! Longue vie à la nouvelle chair !"), un leitmotiv qui n'est pas sans rappeler celui que l'on retrouve dans un autre film de David Cronenberg, j'ai nommé eXistenZ - "Death to eXistenZ ! Death to the demoness Allegra Geller !"). En effet, dans les deux cas, la nouvelle vision du monde proposée correspond à une métamorphose corporelle, promise par la religion cathodique, effective dans Vidéodrome, la vision de l'émission provoquant la poussée soudaine d'une tumeur dans le cerveau du spectateur. Pire, Max tue Convex à Spectacular Optical (l'entreprise de Convex, spécialisée dans la confection de lunettes) au cours d'une soirée mondaine destinée à promouvoir une nouvelle gamme de montures, présentée sous forme de représentation théâtrale. Dans laquelle les acteurs portent des costumes de la Renaissance. On le voit, si les deux organismes s'opposent, ils n'ont cependant rien à s'envier l'un l'autre, et les enjeux de cette confrontation continueront à tout jamais d'échapper à Max - comme au spectateur -, qui se donne la mort sur injonction d'un téléviseur, sur lequel Nicki (revenue d'entre les morts, comme O'Blivion, grâce à la vidéo ?) diffuse les images exactes de son suicide à venir. Une mise en abîme dans les règles de l'art, donc, dans laquelle chaque plan (un travelling avant qui passe d'un plan de demi-ensemble à un gros plan sur Max agenouillé près d'un feu, dans un bateau qui se donne des airs de caverne (Platon ?)) revient deux fois, comme pour nous rappeler que nous sommes dans un film. Que Max n'a jamais rien été d'autre qu'un personnage de fiction. C'est à ce moment précis, celui de la double mise en scène de la mort de Max, que Cronenberg permet à son oeuvre de prendre une dimension tout autre, cette fois véritablement opposée à la philosophie, l'idéologie du Vidéodrome : il rappelle au spectateur que toute forme de représentation ne dépassera jamais le statut de fiction, mais qu'il est paradoxalement impossible pour l'homme d'en sortir, sinon par sa propre mort, puisque c'est dans et par la représentation qu'il existe - c'est-à-dire, étymologiquement, qu'il se tient en dehors du monde. La vie, c'est l'art, et l'art, c'est la vie.

En conclusion, Vidéodrome nous propose une réflexion sur le statut de l'art et de la fiction dans notre société (ce n'est plus l'homme, qui regarde des programmes télévisés, mais la télévision, qui programme le regard de l'homme), mais également sur le rapport qu'entretient l'homme avec sa création, lui-même et le monde au sein duquel il évolue. Soulignant constamment son caractère fictif par une musique extradiégétique étrangement inquiétante (les compositions d'Howard Shore sont pour beaucoup dans l'ambiance particulière du film qui, par des effets de rupture, annoncent de manière systématique la transcription visuelle des hallucinations de Max), un surréalisme omniprésent (même la mort de Convex n'est pas représentée de façon réaliste, comme pour aller à l'encontre du concept de Vidéodrome, Convex se liquéfiant pour devenir... concave), des plans extrêmement travaillés ainsi qu'un certain nombre de mises en abîme, le film de Cronenberg, après avoir disséqué son regard dans l'arène du vidéodrome, renvoie le spectateur face à lui-même, face aux fantasmes et fantômes qui le hantent et, surtout, face à sa propre solitude. Un chef-d'oeuvre à voir absolument.

Note : 10/10


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