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Vivons heureux en attendant la mort


Vivons heureux en attendant la mort Année : 1983

Titre original : Vivons heureux en attendant la mort

Auteur : Pierre Desproges

On peut rire de tout, surtout lorsqu'on le fait avec feu monsieur Pierre Desproges. Se gaussant face à l'inévitable inéluctabilité de notre mort prochaine, future et fatidique, ce dernier nous embarque au pays de l'humour noir, de l'absurde et du cynisme pour un voyage inoubliable sur la terre des calembours philosophicomiques, de la satire et de la poésie des pouëts d'autrefois. Phrases alambiquées dont la longueur démesurée confine à l'asphyxie lexicale, concaténations sans fin d'adjectifs redondants ou non mais toujours à propos - de quoi, nul ne le sait encore -, vocabulaire foisonnant telles les tombes au cimetière une année de peste noire, euphorie du verbe et logorrhée maladive, tout dans l'oeuvre de ce grand homme des fins en forme de chute emporte, transporte et transforme le lecteur, de sorte qu'il lui soit à tout jamais possible de vivre heureux en attendant l'humour.

Avec ses chats pitres qui courent en tous sens après leur queue pour devenir autant de sketches accrocheurs et tout à fait scotchants, l'oeuvre prend vie sous les yeux hébétés de son interlocuteur soudain tiré de sa torpeur après une longue, trop longue nuit de sommeil. Desproges s'approche, se rapproche et nous tend un miroir empli de reproches - notre humanité saura-t-elle souffrir la vision de son impropre reflet ? Pourra-t-elle rire et se rire de la mort, cette compagne indésirable qui pourtant nous accompagne notre existence durant, la met en branle et la motive ? Toujours à l'arrière-plan, c'est elle qui rend dérisoires nos nombreuses méprises, la démesure de nos entreprises et notre incommensurable bêtise. Et c'est encore elle qui place une distance critique, que dis-je, cynique, entre l'homme et lui-même et lui permet de rire et de se rire de tout avant que de s'en aller, mou, rire, ivre de tristesse et de joie.

Mais que serait la mort sans les mots ? Les mots sont autant de masques dont se coiffe ici notre trublion facétieux. Sur les deux cents pages de ce petit livre en effet, galope un lexique riche et fleuri dont joue et se joue ce Pierre qui l'amasse, le déroule et des masses ainsi s'amuse, émoussant au passage la vanité de notre quotidien maussade fait de maux et de bas. Que serait la mort sans l'amour des mots qui la masquent ? Ces mots damassés dont ces dames ont assez, ces mots vides de sens qui donnent néanmoins tout leur sens à nos morts, ces mots empreints de magie qu'on amoncelle et qui de nos démons font souvent des merveilles aux motifs polymorphes, remercions-les, et remercions cet ami des mots d'avoir su par miracle en maître les marier pour nous permettre de nous en remettre. De nous en remettre à lui. Et d'en remettre une couche, poil aux mouches.

Enfin, que serait la mour sans l'amort, l'amort tout court ? C'est par l'aproges que Desmour perd ses mots dans un florilège insensé de marmonnements abscons. Les mêlent s'entremots et la lie se délangue aux phrases du fil, déversage au passant le senticré sament. Les corps du lexte et du tecteur se fondent et se confondent, plongeant dans les sombres eaux de l'inconfiant pour y conscier leurs foutasmes les plus fans. Dans le galon les mots salopent encore et font battre l'être d'un coeur au son die d'une mélodouce. Mais bienfin la farce prend tôt : l'amort, les mours et l'amot terdansent leur mine en un minable intermanège au fin fond du livre.

Vivons heureux en attendant la mort exige que plusieurs fois on le lise si l'on en veut tirer la substantifique moelle. A l'âge mur, proche de l'âge pourri, Pierre Desproges franchit le mur de l'âge d'un bon de géant dans un monde minuscule, le façonnant à son image au grand dam de nos zygomatiques, condamnés pour leur malheur au rire à perpétuité, moyennant force courbatures et douleurs post-hilares. Ainsi donc, vous l'aurez compris, cher lecteur, chère lectrice, ce livre-là vaut la peine qu'on s'empiffre de ses excès et s'enivre de ses alcools au coin du radiateur, le soir venu, avant que d'aller enfin rejoindre les bras de Morphée.


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