There is no point, among the many incomprehensible anomalies of the science of mind, more thrillingly exciting than the fact – never, I believe, noticed in schools – that in our endeavours to recall to memory something long forgotten, we often find ourselves upon the very verge of remembrance, without being able, in the end, to remember.1
Edgar Allan Poe
Si je suis aujourd’hui entre ces quatre murs ternes et gris, et ce depuis près de dix ans, il est certain que c’est en raison de ce que la justice, n’ayant eu comme point d’appui pour prononcer son jugement que la présentation par mes accusateurs d’une série de faits dont il était impossible, même pour moi, de nier la véracité, condamna violemment et avec une certaine voracité ce qui avait été mon acte et pour toute sentence, selon mes juges insuffisante, estima la réclusion à perpétuité tout juste convenable. En revanche, le souvenir de ces jours sombres se dissipant peu à peu, il m’est de plus en plus difficile de savoir si j’avais dans cette affaire été coupable ou victime et, surtout, si ce que j’avais vu pouvait alors avoir valeur de vérité – sinon celle de l’imaginaire, car il est vrai tout rêve comporte en son sein une parcelle de ce à quoi tout homme par nature aspire. Meurtrier infâme, salaud, vermine, pourriture, tels furent les sobriquets qui m’accueillirent à ma sortie du tribunal, et tout le monde s’accordait à penser que cette femme retrouvée morte sur mon lit ne pouvait avoir été la victime que d’un sadique tel que moi. Dans les journaux, on m’avait surnommé l’empoisonneur, et l’on s’était complaisamment attardé sur les détails morbides de cette sordide affaire de proxénétisme. Rowena n’était qu’une pute, et j’avais toute ma vie été un authentique salopard, c’est vrai, mais, quand bien même l’eussé-je haïe pour des raisons aussi diverses que variées – une femme trouvera toujours à se faire détester, d’une façon ou d’une autre –, je ne l’aurais jamais assassinée de la sorte. Une balle entre les deux yeux aurait suffi. C’est donc pour jeter une nouvelle lumière sur cette douloureuse et fatidique expérience que j’entreprends aujourd’hui de consigner dans ces quelques pages le récit de ma chute, et l’on voudra bien me pardonner quelque oubli, quelque invraisemblance ou bien encore quelque altération manifeste de ce qui fut et jamais plus ne sera ; cela ne serait que l’insane fruit d’une mémoire qui me fait, hélas, trop souvent défaut.
Ligeia et moi nous étions rencontrés un an plus tôt dans la banlieue sud de Domuse. Elle était sans travail et sans domicile, j’étais donc parvenu sans trop de difficultés à la ramener chez moi, dans mon luxueux soixante-dix mètres carrés de la rue Sade. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle avait malgré ses vêtements crasseux dont émanait une odeur infecte un corps fabuleux : des jambes musclées et fines, un beau cul, de beaux seins et un visage comme on n’en voit qu’au cinéma, courbes parfaites et traits légers, le tout couronné par une chevelure blonde et longue et ondulant à l’infini qui la nuit semblait luire sous la lune. En bon maquereau, je sus immédiatement que j’avais tiré le gros lot, tous ces mecs en manque qui pouvaient baiser tout et surtout n’importe quoi paieraient cher pour quelques instants de bref plaisir entre ces jambes. Il me paraissait cependant assez évident que, si quelqu’un devait lui passer sur le corps, je serais le premier, et ce pour une raison qui m’échappait encore. Ligeia exerçait sur moi une fascination dont j’étais totalement incapable de définir l’objet, n’avait rien de commun avec les filles que j’envoyais habituellement faire le tapin dans le quartier ouest. Dans son regard une étrange lueur perçait la ténèbre de ses immenses yeux noirs ; lorsqu’elle m’observait ou me fixait avec son effronterie toute puérile, je ne pouvais m’empêcher de ressentir une certaine inquiétude, un certain malaise. Je la soupçonnais d’être intelligente, d’une façon ou d’une autre, mais le doute persista jusqu’au bout tant son mutisme était absolu. Elle ne parlait jamais, se contentait de sourire. Impossible de savoir ce qu’elle pensait ou ce qui dans les sombres recoins de son esprit se pouvait tapir. Jusqu’à sa disparition, cette créature demeura pour moi un mystère insoluble.
Le soir de notre rencontre, je la ramenai donc à mon domicile et lui fis aussitôt prendre un bon bain. Elle se déshabilla sans gêne sous mes yeux et se glissa sereinement dans la baignoire, avec un plaisir visible. Elle s’y prélassa comme une chatte lovée sous une couverture bien chaude pendant plus de deux heures et en sortit tout heureuse et resplendissante, telle une étoile apparaissant soudain dans le ciel nocturne. Je lui préparai ensuite un bon repas, salade lyonnaise et steak tartare, qu’elle engloutit d’une traite avant que de s’aller rapidement blottir entre les draps de mon lit pour s’y endormir presque aussitôt, un air satisfait sur le visage. Je crus quelques instants m’être changé en un bienfaiteur quelconque et ressentis une chaleur douloureuse au bas du ventre, que je ne parvins malgré tous mes efforts à m’expliquer. Pendant son sommeil, je lui caressai tendrement les cheveux, passai ma main le long de ses courbes douces et délicates, observai le mouvement de sa poitrine, ses lèvres qui s’écartaient légèrement lorsqu’elle expirait et souris, souris béatement devant le tableau exquis, sans même m’en rendre compte, que m’offrait cette déesse venue d’un autre monde. Je finis par m’endormir à ses côtés, bandant ferme, fis d’étranges rêves durant la nuit et m’éveillai plusieurs fois en sueur, incapable de me rappeler ce qui avait pu produire une telle angoisse – peut-être m’inquiétais-je inconsciemment de ce que la police pourrait du jour au lendemain me faire mettre sous les verrous, peut-être aussi étais-je perturbé par ce sentiment nouveau qu’avait éveillé en moi Ligeia ; cela, il m’était impossible de le savoir. Ce qui était certain, c’est que ma vie, jusqu’alors assez monotone, en dépit de ce qu’une existence menée dans l’illégalité la plus totale et l’amoralité la plus dénuée de tout remord pourrait laisser supposer, venait de subir une irrémédiable modification. Amoureux j’étais tombé.
Le lendemain, Ligeia et moi fîmes de nombreux magasins, parcourûmes les rues commerçantes de Domuse la fantastique des heures durant et rendîmes visite à quelques-uns de mes amis créateurs, afin de rendre à sa beauté surnaturelle l’honneur qui lui revenait tout naturellement. La soie lui seyait à merveille, aussi lui fis-je faire sur mesure toute une panoplie vestimentaire qui de sa physionomie pour le moins exceptionnelle ferait une oeuvre d’une éphémère éternité – du moins était-ce là ce que Jean-Yves, un grand couturier que je connaissais depuis de nombreuses années, m’affirma tandis qu’il prenait ses mesures et s’extasiait à la vue de ce superbe corps. Elle est parfaite ! Elle est belle, au sens le plus noble du mot. Et ces yeux, ces yeux ! Quels yeux ! Ces remarques m’étonnèrent, de la part d’un homosexuel, cependant il n’y avait rien d’étonnant à ce que quiconque fût frappé d’une telle splendeur. Comment s’appelle-t-elle ? C’est à cet instant précis que je pris conscience de ce que ma nouvelle pouliche était jusqu’alors demeurée silencieuse. Je restai moi-même muet quelques instants qui me parurent bien longs. Ligeia, finis-je par répondre, quelque peu hésitant et me rappelant sans trop savoir pour quelle raison la nouvelle éponyme de ce grand auteur qu’avait été Poe. Ligeia. Le soir venu, nous dînâmes dans un restaurant grec et, de retour à mon appartement, je m’empressai de défaire ses nouveaux vêtements – elle se laissa gentiment faire, comme un animal pris au piège qui sait qu’il n’est plus aucune échappatoire pour lui. A son tour elle défit docilement mon pantalon, prit mon membre entre ses doigts habiles et me donna la preuve que mon investissement n’avait pas été vain. Une vraie pute de luxe. J’eus grand peine à ne pas décharger dans sa bouche et ne retirai mon pénis qu’in extremis avant que d’en insérer toute la longueur dans sa motte duveteuse, un vrai bonheur que de sentir mon gland tout humide de sa divine cyprine, d’aller et venir dans ce paradis vulvaire et d’en ressortir pour laisser exploser ma joie entre ses seins fermes et ronds. Des flots de sperme jaillirent de mon vit et je la vis secouée de spasmes. Je m’endormis dans ses bras.
Une semaine plus tard, sa carrière de péripatéticienne haut de gamme démarra promptement, la propulsant en une nuit du statut de clocharde à celui de célébrité locale. On se l’arrachait à prix d’or : hommes d’affaire, professeurs émérites, politiciens, tous étaient prêts à payer cher pour partager à nouveau l’intimité de ma nouvelle protégée. Quant à mes autres employées, toutes plus âgées les unes que les autres, flétries par le vice et l’appât du gain, elles eurent bientôt vent de ce succès foudroyant, si bien qu’un esprit de compétition fort bienvenu anima quelque temps ces demoiselles, qui mirent alors un point d’honneur à offrir à leurs clients des prestations toujours plus surprenantes et innovantes, si bien que la demande finit par croître de manière exponentielle, tout comme mon chiffre d’affaires. Je me souviens m’être dit, pendant cette période faste, qu’eussé-je été du bon côté de la barrière, l’on m’eût considéré comme un grand entrepreneur dans le domaine du tertiaire, car il s’agissait bien là d’un service que j’offrais à la communauté mâle. Cependant, en dépit de ce que les affaires allaient bon train, je ne pouvais m’empêcher de songer, de temps à autre, et ce de plus en plus fréquemment, que le simple fait d’imaginer Ligeia se faire prendre par tous ces connards me serait insupportable. En réalité, je finis par me la représenter tous les jours chevauchée par ces abrutis, même pendant que j’étais en elle. Il me semblait qu’elle-même avait quelque chose de différent dans le regard, lorsque ses yeux croisaient les miens, ce qui se faisait de plus en plus rare. J’ignore encore s’il s’agissait là de haine ou de rancoeur, ou bien d’autre chose. Peut-être étais-je seul à avoir changé, peut-être est-ce mon regard présent qui altère les détails d’alors afin de faire correspondre entre eux des éléments qui, assemblés, me permettent aujourd’hui d’avoir une vision cohérente de ces événements, bien que cela ne soit jamais qu’une vision. Au bout de quelques mois, je ne parvenais plus même à bander et la douleur dans mon ventre devint insupportable, pour quoi je pris contact avec une petite maison de production spécialisée dans le porno amateur, BLUE PROD.
Déterminé à faire de ma Ligeia une véritable poule aux oeufs d’or, jaloux cependant de ce qu’on pût me la prendre, je proposai donc au directeur de BLUE PROD des vidéos de notre intimité. Cunnilinctus, fellations, 69, levrettes, sodomies, toute la panoplie du bon porno amateur se trouvait réunie sur quelques bandes. J’en tirai un bon prix, certes moindre que les profits engendrés par la prostitution, mais c’était toujours mieux que de la savoir entre de mauvaises mains. Malheureusement, lorsque je rentrai lui annoncer la bonne nouvelle, Ligeia ne se trouvait pas dans l’appartement. Je me dis tout d’abord qu’elle avait dû sortir s’acheter quelque chose ou bien rejoindre un client, mais je ne fus pas long à me rendre compte que la situation n’avait rien de normal et partis sans perdre plus de temps à sa recherche. Introuvable. Nulle part je ne pus retrouver sa trace et ses collègues ne furent pas plus en mesure de me renseigner ; je parcourus la ville de long en large des jours durant jusqu’à ce qu’une semaine plus tard se présentât à ma porte Rowena. Rowena était d’une beauté modeste, voire moyenne, d’une intelligence qui, sans être en dessous de la moyenne, n’avait rien de remarquable, et travaillait pour moi depuis seulement quelques mois, tout comme Ligeia, dont elle m’apprit le décès. Le suicide. Ligeia s’était jetée d’un pont, les poches lestées de pierres, et n’avait pas refait surface. Rowena m’expliqua qu’elle avait tenté de l’en empêcher, mais se trouvant en contrebas, sur les quais, n’avait pas eu le temps de rejoindre Ligeia que cette dernière avait déjà sombré dans les eaux noires du Rhône. Elle était allée rejoindre Hadès aux enfers et m’avait laissé seul face à moi-même. Je me retins de pleurer et ne crus tout d’abord pas un mot de ce que cette pute venait de me raconter, sans toutefois négliger de lui proposer de rester dormir. J’avais besoin de compagnie.
Le temps aidant, je finis par m’accoutumer à cette nouvelle présence en ces lieux. Je m’étais fait à la disparition et passais désormais toutes mes soirées entre les cuisses de Rowena, qui avait, il fallait bien le lui accorder, un corps formidable. Un détail me dérangeait malgré tout qui fut promptement réglé, j’entends par là que cet appartement et tout ce qui s’y trouvait me rappelaient bien des souvenirs par trop douloureux et de plus en plus insupportables. Nous quittâmes donc au mois d’octobre la rue de Sade pour aller nous installer dans le quartier sud, près du centre commercial des Alouettes, avec son immense façade vitrée qui par certaines journées particulièrement ensoleillées semblait réfléchir tout Domuse. Là nous vécûmes quelques mois sinon de bonheur, du moins de parfaite quiétude, durant lesquels ma consommation d’héroïne se stabilisa. La porte d’entrée de notre nouvel appartement donnait sur un petit vestibule, qui lui-même s’ouvrait sur un couloir avec, sur la gauche, la salle de bains et la cuisine, et sur la droite, la porte du salon et celle de notre chambre. A l’intérieur de cette dernière se trouvait un objet surprenant, que j’avais désiré conserver en dépit de l’encombrement qui résultait de sa présence, pour une raison qui m’échappe encore. Il s’agissait d’un miroir immense qui couvrait le mur en face du lit, lui-même parallèle à la porte, de sorte qu’avant d’entrer dans la chambre on voyait en premier lieu le reflet inversé de la pièce, cependant que par un curieux effet, soit que la surface fût bombée par endroits, soit que d’aucun fût victime d’une illusion d’optique en raison d’un agencement particulier du mobilier ainsi que des bibelots, certains éléments du tableau se trouvaient déformés et prenaient parfois l’aspect de créatures fantasmagoriques, faisant alors apparaître au sein même du tissu de la réalité une autre réalité, dont je ne saurais dire s’il s’agissait alors d’un cauchemar ou d’une farce grotesque.
Les affaires reprirent peu à peu leur cours et ma situation financière finit par se redresser complètement. Rowena ne faisait plus le trottoir et vivait désormais une vie de princesse dans notre nouveau soixante-dix mètres carrés, se faisant livrer les courses le matin et passant le reste de ses journées à regarder la télévision, téléphoner à ses amies et prendre soin de son corps. Elle savait prévenir mes accès de colère et m’apaiser lorsqu’un état d’anxiété trop important s’emparait de ma personne, tandis que je la gavais et la gâtais, peut-être en souvenir de Ligeia, par culpabilité, peut-être en raison de cette affection irraisonnée dont on se prend généralement pour les animaux domestiques ; cela, il m’est impossible de le savoir. Lorsque je rentrais, le soir, je la rejoignais dans notre chambre, l’embrassais, lui racontais ma journée et la baisais, avant que de m’endormir paisiblement sur sa poitrine. Peu à peu, je me rendis cependant compte que Rowena ne disait plus un mot, se pliait à mes quatre volontés et ne faisait montre d’aucune réticence même lorsque sur elle j’assouvissais des désirs inavouables. Pire, il m’arrivait à l’entrebâillement de la porte d’apercevoir son reflet dans l’immense glace et de lui trouver une ressemblance effroyable avec ma Ligeia, mais l’illusion s’estompait aussitôt la porte grande ouverte. Sa constitution paraissait s’affaiblir et ses traits s’émacier, si bien qu’au bout de quelques semaines à peine il fallut consulter un médecin, puis, le diagnostic n’ayant abouti à rien de bien certain, un psychiatre. Rien n’y fit, Rowena continuait, semblait-il, de s’effacer petit à petit, sa peau blanchit démesurément, pâlit jusqu’à devenir translucide, laissant apparaître sous sa surface des veines protubérantes dont le bleu contrastait ostensiblement avec sa chair, et ses yeux perdirent le peu d’éclat qu’ils avaient autrefois eu pour devenir ternes et gris, les yeux d’une morte. Je crus plusieurs fois la perdre.
Quelques semaines s’écoulèrent encore et mon inquiétude crût à mesure que le corps inerte qui se trouvait tout le jour allongé sur mon lit multipliait les signes d’une mort imminente et inéluctable. Les spécialistes échangeaient des avis contradictoires et c’était tous les soirs dans l’appartement un défilé de médecins plus ou moins expérimentés pour qui la cause de tous ces maux ne pouvait être qu’une mauvaise alimentation, ou bien des troubles psychologiques demeurés trop longtemps dans l’ombre, ou bien encore un mauvais traitement qui ne pouvait venir que de moi. On me regardait toujours plus ou moins avec un air de reproche discret avant que de quitter la chambre mortuaire et c’était alors que j’étais assailli par la culpabilité, le remord et les souvenirs passés. Je veillais toutes les nuits, apportais à Rowena ce qui paraissait lui apporter réconfort et soulagement, tandis que son état allait s’empirant sans que rien ne pût être fait, sinon attendre. Lorsque je nous voyais tous les deux dans le miroir mural, je ne pouvais m’empêcher d’être frappé d’horreur à la vue de l’être au teint livide qui se tenait près de moi, entre la vie et la mort, et qui prenait peu à peu l’aspect d’une personne qui m’avait été chère, si bien que toujours sur mes joues roulaient quelques larmes acides que je m’empressais de balayer de mon visage, non par un machisme qui eût alors été plus qu’anachronique, mais parce que j’avais en moi la secrète impression que Rowena savait cette souffrance ne pas lui être destinée.
Un soir du mois de novembre, alors que je rentrais avec en moi l’espoir ténu mais inébranlable de voir la malade guérie comme par miracle, se déroula sous mes yeux une scène que je ne parviens toujours pas à m’expliquer, soit que ma mémoire me fasse à ce point défaut qu’elle ne m’a laissé pour toute possibilité de résolution que des bribes floues et sans lien ni logique apparents, soit que j’aie été la victime impuissante d’une hallucination grotesque. Il se pourrait aussi que cette scène ait réellement eu lieu, mais ma consommation d’héroïne étant à l’époque redevenue quelque peu excessive, il m’est impossible de me fier totalement à ce que je vis alors. Comme je refermais la porte de l’appartement derrière moi, j’entendis des gémissements en provenance de la chambre – je n’en crus d’abord pas mes oreilles. M’approchant doucement de la porte entrebâillée, je perçus plus clairement la voix, dont je n’étais pas certain qu’elle fût celle de Rowena, mais bien plutôt, oui, celle de Ligeia, conscient toutefois de ce que cela était bien sûr absolument impossible. Je glissai alors un regard par l’entrebâillement et c’est là que ma raison perdit pied : dans le reflet se pouvaient distinctement repérer deux formes humaines, celle de Rowena, plus pâle encore que les semaines précédentes, mais aussi celle d’une autre femme, dont les contours, la chevelure et la taille correspondaient en tout point à celle que j’avais tant et si longtemps pleurée – Ligeia. N’en croyant pas mes yeux, je me précipitai dans la pièce pour n’y trouver que Rowena, morte. La fenêtre était grande ouverte et les voilages blancs ondulaient sous la caresse d’un vent léger. J’étais seul. Lorsque les services de police me mirent en garde à vue pour proxénétisme (l’une de mes pouliches, dont je ne sus jamais l’identité, m’avait dénoncé), je ne protestai pas, et je ne tentai pas non plus de me défendre lorsque les médecins légistes relevèrent les traces d’un poison dont j’ai oublié le nom dans le corps de Rowena.
Aujourd’hui me voilà comme un animal pris au piège entre ces quatre murs gris, perdu en conjectures aussi diverses que variées à l’endroit d’une affaire dont certains détails continuent de m’échapper comme à un homme qui chercherait à rattraper son ombre. Tout ce qu’il me reste à présent, c’est l’image de plus en plus craquelée à mesure que s’égrènent des journées toutes semblables d’une déesse aux longs cheveux blonds et ondulés qui la nuit semblent luire sous la lune.
Jeudi 27 janvier 2008. Erwan Bracchi.
1 : « Il n’est pas de particularité, parmi les anomalies nombreuses et incompréhensibles de la science de l’esprit, plus terriblement excitante que le fait – jamais à ma connaissance étudié – que dans nos efforts pour nous remémorer une chose longtemps oubliée, nous nous trouvons bien souvent à la limite même du souvenir, sans être capables, en fin de compte, de nous rappeler. » NdA
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