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La Fureur de vivre


La Fureur de vivre Année : 1955

Titre original : Rebel Without a Cause

Réalisateur : Nicholas Ray

Los Angeles, en 1955. Jim Stark est arrêté pour état d'ébriété sur voie publique. En dégrisement, ce dernier côtoie sans le savoir ses futurs amis, John, un orphelin de 15 ans, et Judy, une jeune et belle fugueuse encore secrètement amoureuse de son père. Jim vient d'emménager à Los Angeles. Il est seul et tente de se faire une place parmi les jeunes de son âge. C'est ainsi qu'il fera la rencontre de Buzz et de sa petite amie, Judy. Buzz le met à l'épreuve avec une bagarre au couteau puis, voyant que Jim ne se laisse pas impressionner, lui propose de faire une course de voiture avec pour ligne d'arrivée le bord d'un précipice. Le premier qui saute est une poule mouillée. Ne supportant pas qu'on le traite de poule mouillée, Jim, accompagné de son nouvel ami, John, accepte. Le soir même, Buzz perd la vie. C'est le début d'une grande histoire d'amitié entre Jim et John, et d'une grande histoire d'amour entre Jim et Judy. Poursuivis par le gang de Buzz, qui pense que Jim a parlé de la course à la police, unis par leurs problèmes familiaux (Jim ne supporte pas de voir son père sans cesse tenter de le défendre pour finir par se soumettre à sa mère, autrement dit de ne pas assurer son rôle de père et de mâle dominant), ces trois jeunes gens dont le prénom commence par J se réfugient dans un vieux manoir. Las, le gang les retrouve et John, armé d'un pistolet, tire sur l'un d'entre eux avant de se faire abattre par la police.

En 1955, Nicholas Ray se rebelle contre le classicisme ennuyeux du cinéma américain, contre son manichéisme archaïque, ses thèmes maintes fois revisités et ses personnages stéréotypés, sans pour autant renier l'héritage esthétique de ses prédécesseurs, proposant à son public une fiction plus proche de son temps, préoccupée par une jeunesse en crise, à la recherche de pères et de repères dans une Amérique radicalement différente de celle que connurent ses ancêtres. Comme nous le verrons au cours des lignes qui suivent, ce sont donc, non pas une, mais trois crises, qui s'enchevêtrent et s'entremêlent dans ce film depuis devenu lui-même un grand classique : celle de trois adolescents qui se cherchent, se perdent et se retrouvent, celle d'une Amérique à la recherche de ses racines, de son histoire et de valeurs nouvelles face à la montée du consumérisme, et celle d'un cinéma qui tente d'en finir avec une certaine manière de représenter le monde, d'en définir une nouvelle, plus moderne, et de se redéfinir par la même occasion.

Pour commencer, Nicholas Ray s'attaque donc au problème épineux de l'adolescence, ou plutôt d'une certaine adolescence, d'une certaine jeunesse : celle de l'Amérique des années 1950, entre super-puissance économique, rock'n'roll et guerre froide. Au coeur de ce nouvel Empire hérité de la seconde guerre mondiale, où l'argent coule à flots, les usines fonctionnent à plein régime et le cinéma hollywoodien commence à devenir une véritable industrie, le réalisateur dresse le portrait de trois jeunes gens issus de la classe moyenne, qu'un certain nombre de problèmes finit par réunir : tandis que Jim vient de perdre ses racines en déménageant à Los Angeles, John pleure encore la mort de ses parents et Judy cherche à quitter le foyer familial ; tandis que Jim se prend à ne plus supporter la vue de son impuissant de père, qui s'avilit dans l'exécution des tâches ménagères les plus ingrates et se soumet intégralement à sa femme, John, lui, se cherche une nouvelle figure paternelle, idéale, et Judy, folle amoureuse de son propre géniteur, tente de se trouver un homme à sa hauteur ; tandis que Jim s'évertue de toutes ses forces à devenir le père viril qu'il n'a pas eu, John l'adopte comme substitut de père et Judy, comme père-amant. Cette quête d'identité, marquée pour Jim par un complexe d'Oedipe non résolu (Jim tente littéralement au cours du film d'étrangler son père sous les yeux de sa mère), pour John par une angoisse indicible et pour Judy par un complexe d'Electre archétypique, les mènera tout droit face à leurs peurs - et donc face à eux-mêmes - dans un manoir digne des romans gothiques de la fin du dix-huitième siècle et des films d'épouvante des années 1930. Ce combat final, éternel, mené de l'intérieur, entre ombre et lumière, fera de Jim et de Judy, qui renaîtront alors transfigurés, un homme et une femme aux rôles bien déterminés, parents d'adoption malgré eux du pauvre John, qu'une erreur de parcours conduira directement à la mort. Fin de la crise.

En nous dépeignant cette jeunesse en quête d'elle-même, Nicholas Ray nous fait également le portrait d'une Amérique nouvelle, victorieuse, puissante et riche. Mais un grand pouvoir, comme disait l'autre, implique de grandes responsabilités. Devenue police du monde, l'Amérique se découvre, en pleine guerre froide, des devoirs nouveaux. A l'image de Jim, elle doit se constituer en une manière de figure paternelle, protectrice et virile, mais se doit également de ne pas oublier son histoire et ses pères, à l'instar de John, tout en écrivant l'Histoire au sens noble du terme, c'est-à-dire en s'ouvrant au monde et l'embrassant pleinement, à la manière de Judy, qui, pour devenir une vraie femme, se voit dans l'obligation de quitter le foyer familial. Cette Amérique fait de la sorte le deuil de son enfance pour entrer dans une ère nouvelle, faite de doutes, de peurs et d'espoir. Elle doit se redéfinir entièrement : quels seront les repères, les rêves et les valeurs qu'elle transmettra dorénavant aux générations futures ? En pleine mutation, l'Amérique fait, en quelque sorte, elle aussi sa crise d'adolescence. Elle se cherche, entre tradition et modernité, se découvre et se redécouvre à travers le regard de sa jeunesse et le miroir de sa fiction, tente d'avancer dans les ténèbres de l'inconnu tout en essayant, tant bien que mal, de ne pas se perdre - de ne pas perdre son identité. Désormais acteur sur la scène internationale, l'Oncle Sam se doit à présent de se trouver un rôle à sa mesure, voire à sa démesure, et nous fait, au passage, tout un cinéma.

Or, c'est bel et bien de cinéma qu'il s'agit(e) ici. Un cinéma que le réalisateur met en crise en se débarrassant des oripeaux proprets du cinéma classique, de ses codes dépassés et de ses personnages stéréotypés, souvent d'un certain âge, de ses monstres ridicules, de ses détectives un tantinet naïfs et de ses cowboys en noir et blanc, de ses scénarios préconçus et de ses montages au rythme excessivement lent, pour les remplacer par un montage plus vif et des images hautes en couleurs, aussi riches en nuances que ses personnages principaux, trois jeunes adolescents qui s'opposent, à l'instar du réalisateur, à la génération qui les précède, et lui fait comprendre qu'il est grand temps de passer le flambeau. Cependant, Nicholas Ray ne rejette pas tout en bloc, qui conserve un schéma narratif classique : toute histoire, toute fiction narrative, repose en effet sur la mise en place progressive d'une crise et la résolution d'icelle. Il suffit pour s'en convaincre de jeter un oeil aux pièces d'un certain William Shakespeare, puisque c'est la résolution même d'une crise qui définit le genre de chacune de ses pièces, qu'il s'agisse de comédie, de drame historique ou de tragédie. En médecine, le mot "crise" (du grec "krisis", qui signifie "jugement") désigne le changement, en bien ou en mal, qui survient au cours d'une maladie, quelle qu'elle soit, et peut se manifester sous la forme de fortes sueurs, d'excrétions surabondantes ou bien encore d'hémorragies. Et le mal à dire dont souffrent nos trois adolescents n'est autre, ici, que la fureur de vivre qui donne au film son titre en version française. Le titre américain (Rebel Without a Cause), lui, met également en avant la présence d'un problème, puisqu'il énonce, sous forme d'oxymore, un paradoxe : un rebelle ne peut en effet pas ne pas avoir de cause pour ou contre laquelle se battre. Paradoxale également la rébellion du réalisateur contre un certain classicisme, puisque ce dernier, non content d'en conserver la structure de base, crée là ce qui deviendra plus tard l'un des grands classiques du cinéma hollywoodien.

En conclusion, La Fureur de vivre constitue, vous l'aurez compris, l'un des pilliers du cinéma moderne. Acquérant rapidement le statut de film culte, véritable modèle à suivre pour toute une génération, dont James Dean, alias Jim Stark, devint le héros, l'oeuvre de Nicholas Ray établissait de nouveaux codes esthétiques, de nouvelles thématiques et de nouveaux stéréotypes, qui finirent plus tard par donner naissance aux teen movies - c'est d'ailleurs à ce moment précis que les producteurs hollywoodiens commencèrent à véritablement s'intéresser au public adolescent, grand consommateur (de fiction) depuis devenu leur principale cible -, des teen movies dont il serait difficile aujourd'hui de connaître le nombre exact, tant il y en a sur le marché. La Fureur de vivre reste donc encore une référence incontournable du genre, et ce n'est probablement pas un hasard si, trente ans plus tard, Marty, le jeune héros de Retour vers le futur (1985, Robert Zemeckis) retourne par erreur en 1955, ne supporte pas le manque d'assurance et de virilité de son père et ne souffre guère qu'on le traite de poule mouillée...

Note : 9/10


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