A mes parents.
C’est en rêvant que je la revis : elle était belle, ma chimère aux cheveux d’or qui en cascade lui tombaient sur de fines et frêles épaules. Des lèvres légères, un sourire onctueux et des yeux de la couleur des cieux, elle avait maintenant un nom : Rainheart. Lina Rainheart. Au réveil, une érection monumentale faisait de ma couverture une tente pour lilliputiens et, en parlant d’ériger des monuments, on élevait justement en face de mon immeuble une tour, probablement un nouveau centre commercial qui se lancerait telle une fusée dans l’espace consumériste pour y déployer ses satellites en carton.
Pendant que j’ingurgitais goulûment mon petit déjeuner, sobrement constitué de chocolat au lait, de tartines de Nutella et d’avoine issue de l’agriculture biologique, je m’imaginai rencontrer la fabuleuse Lina dans le monde réel. Il devait bien y avoir une Lina Rainheart quelque part dans le monde et, si elle existait, elle devrait m’appartenir d’une façon ou d’une autre. Son nom de famille ayant une étrange connotation anglo-saxonne, je décidai qu’il me fallait absolument en savoir plus au sujet de cette culture, dont je ne parlais que bien mal la langue. Dans l’après-midi, après avoir mangé au McDonald’s (toujours dans le but de me rapprocher de ma chimère), je me rendis donc à l’université pour signaler ma bifurcation, des arts du spectacle à l’anglais, ce qui ne sembla nullement gêner l’administration, trop occupées qu’étaient déjà les secrétaires à gérer le nouveau blocage (c’était la troisième année consécutive que les étudiants, ou plutôt des étudiants, une minorité en majorité d’extrême gauche dont les arguments s’apparentaient plus à un vieux vinyle rayé qu’à des idées tout droit sorties d’une longue et profonde réflexion philosophique, bloquaient les locaux d’une université qui, déjà moribonde, ne pourrait en fin de compte que pâtir des mouvements estudiantins qui disaient agir pour son bien). Enfin, peu importait que leurs idées fussent intelligentes ou non, puisque cette situation avait longtemps arrangé mes petites affaires.
Le soir, je rejoignis mon seul ami, Rachid. Rachid Benbraki. Ce dernier avait eu le mauvais goût de naître de parents algériens, de porter un prénom ridiculement laid et d’avoir le teint fortement hâlé, sans compter ses cheveux crépus, son faciès reconnaissable et assimilable entre tous, ainsi que sa religion, l’Islam, qui, bien qu’il ne fût pas pratiquant, lui avait toujours lourdement pesé sur les épaules. Lorsqu’il m’annonça qu’il n’avait toujours pas trouvé d’emploi, je lui rappelai qu’être arabe en France était une très mauvaise idée. Je lui rappelai également que j’étais d’ailleurs moi-même peu enclin à apprécier les gens de son espèce, non par xénophobie ou racisme, comme les journalistes et autres bien-pensants aimaient à le proclamer à tout va – créant de la sorte un nouveau genre de racisme, contre les « racistes », soit les Blancs –, mais simplement parce qu’il était bien évident qu’en France, rares étaient les Algériens, musulmans de surcroît, avec lesquels une entente cordiale pouvait s’établir. Il devait sûrement y avoir des raisons historiques à tout cela, encore que le rassemblement des familles et leur entassement dans des cités H.L.M., sans compter les nombreux problèmes économiques que la France avait subis depuis la première crise pétrolière, dussent également y être pour quelque chose. Enfin, les Italiens, les Portugais et les Espagnols s’étaient intégrés, eux. Il me répondit sobrement qu’il songeait en effet depuis quelque temps à changer de prénom, d’autant plus que les récentes émeutes, relayées par tous les médias, ne pouvaient en rien avoir arrangé sa situation. Putain, je hais ces cons d’Arabes, finit-il par s’exclamer.
Après ces habituelles profusions de jurons professés à l’encontre de son propre peuple, Rachid me demanda comment j’allais et ce que je racontais de beau. Trop enjoué par mon rêve du matin, je lui fis immédiatement part de tous les détails, de mon rêve à mon changement de filière. Lina, Lina… C’est italien, ça non ? Me fit-il remarquer. Et alors, moi aussi, je suis d’origine italienne, qu’est-ce que ça fait ? Répondis-je, un peu surpris. Rien, de toute façon elle existe pas, alors tu peux bien t’inscrire où tu veux. T’as raison, je vais faire un double parcours, anglais et italien, histoire de doubler mes chances ; et puis, de toute façon, la fac est bloquée, donc j’aurai pas trop de travail, quoi qu’il arrive. Nous quittâmes aux environs de vingt-et-une heures son appartement pour nous rendre dans un pub irlandais de la rue Saint-Jean afin de discuter de tout cela au-dessus d’une pinte de bière et de rejoindre, par la même occasion, deux amies, Li, une Chinoise que nous avions rencontrée deux ans plus tôt sur les bancs de l’université, et Aline, que je connaissais depuis plus de dix ans. Le pub s’appelait le Leprechaun et était le point de rendez-vous des étudiants allergiques aux boîtes de nuit et autres fumeurs de joints accros à la bière et au cidre, perclus par un manque flagrant d’exercice physique et asphyxiés par leur propre fumée. Assis dans un recoin sombre duquel on pouvait observer cette jeune masse grouiller dans un babil inintelligible parsemé ici et là d’explosions de rires gras en provenance de groupes dans lesquels se trouvait toujours une fille portant bonnet de laine, gros pull couleur crasse et écharpe multicolore, et de crissements de chaises sur le plancher mêlés au tintement de verres emplis à ras bord dont la moitié finissait toujours ailleurs que dans l’estomac, Rachid et moi attendions nos deux amies, les yeux endoloris et engourdis par les émanations de nicotine, de marijuana et de shit. L’air guilleret qu’affichaient tous les visages donnait le ton à la soirée. Ils avaient, ma foi, tous l’air un peu crétin.
Li arriva la première. Elle s’assit en face de moi, à côté de Rachid, tournant le dos à la salle. L’éclairage particulier du pub, sombre et chaud, rendait le visage de Li aussi ocre que la bière que l’on nous avait servie, mais elle était chinoise, alors rien d’anormal à cela et, lorsque je lui fis remarquer qu’elle était plus jaune que d’habitude, elle se contenta de me répondre sourire aux lèvres qu’elle au moins n’avait pas l’impression de voir un cadavre quand elle se regardait dans le miroir tous les matins. La conversation était engagée. C’est vrai que j’étais pâle, et les coups de soleil avaient depuis longtemps su me convaincre que je n’étais pas fait pour avoir la peau mate, inconvénient certain dans une société où pour l’homme beauté physique rimait avec traits efféminés et bronzage réussi (ce qui expliquait peut-être en partie mes échecs répétés auprès de la gent féminine, mais rien n’était plus incertain). Rachid me fit alors remarquer qu’être algérien pouvait avoir du bon et me rappela par la même occasion que les Arabes, des sémites au même titre que les Juifs, étaient de race blanche, ce qui était un peu hors de propos et pour cette raison provoqua un silence étrange. Fort heureusement, Aline entra et vint s’asseoir près de moi avant de nous parler de sa journée à Claude Bernard, où elle étudiait la biologie, ce qui nous amena au film Microcosmos, dont nous convînmes qu’il était très beau et totalement inutile, ce qui n’était pas pour me déplaire, avant de nous rappeler avec nostalgie les reportages du commandant Cousteau, les splendeurs sous-marines devant lesquelles enfants nous nous étions tous émerveillés, surtout Rachid et moi, qui avions jusqu’à l’âge de onze ans vécu dans une cité H.L.M. morbide dont les seules échappatoires avaient été la télévision, l’école et le karaté. Pendant que la conversation poursuivait son cours, Aline se rapprocha discrètement de moi, progressivement, jusqu’au contact de nos cuisses et de nos bras. Je bandais ferme. Pire, Li était en face de moi qui me regardait souvent de ses yeux pétillants de vie. Les asiatiques avaient une sérieuse tendance à m’exciter, avec leur poitrine menue et leur visage aux courbes parfaites. La main d’Aline finit par se poser près de mon entrejambe. C’était déjà arrivé plusieurs fois, mais je n’avais jamais été capable d’assumer jusqu’au bout la sexualité qu’elle savait éveiller en moi. Je bandais tellement que j’en avais mal au gland ; mon cœur battait la chamade et je souffrais présentement d’une sudation intense. Heureusement, je pouvais toujours prétendre qu’il faisait trop chaud, au Leprechaun.
Enivré par l’alcool et les effluves de drogue, je finis par me laisser aller à peloter Aline, baladant ma main entre ses cuisses et dans son décolleté, pour finir par y plonger ma tête comme dans un coussin. Entre ses seins, une odeur délicieuse envahit mes narines et je succombai au plaisir insensé d’une telle volupté pour m’évanouir quelques instants dans une torpeur mêlée de rêveries évanescentes. Lina. Lorsque je revins à moi, Aline me caressait les cheveux tandis que Rachid et Li observaient un groupe de jeunes branchés. Tu vois le grand blond, là, entre les deux brunes, me dit doucement Aline, c’est le mâle alpha, comme chez les loups : lui il baisera ; ses potes, le petit à lunettes et l’obèse, non. Mais il y a des exceptions, certains loups s’excluent eux-mêmes de la meute, parfois avec une compagne, ce sont des loups solitaires. Ils gardent malgré tout un minimum de liens sociaux avec leurs congénères, mais vivent à l’écart, libres et jouissant pleinement de leur sexualité. Ce n’est pas rare, mais il faut un certain courage pour faire ça. J’acquiesçai. Pour eux, la reproduction est encore une question de survie de l’espèce, c’est là qu’est toute la différence : pour nous, qui au départ étions peu nombreux et sommes petit à petit devenus l’espèce dominante, la reproduction est devenue presque accessoire, jusqu’à être limitée par la loi dans certains pays, comme en Chine, si bien qu’à l’échelle de l’individu, les relations liées aux rites de séduction sont devenues bien plus complexes. Comment ne pas le voir, lorsqu’on est chaque jour témoin de ces pauvres filles auxquelles aucun homme n’adresse la parole, invisibles, et de ces gars qui se font rejeter chaque fois qu’ils approchent une fille qui leur plaît ? Le nombre a rendu les gens beaucoup plus difficiles. Nous sommes dans une société du nombre : tout y est fait en série, des voitures aux violeurs et aux tueurs, en passant par les téléviseurs et autres pilules contraceptives, et tout nous y est présenté comme produit de consommation, que l’on peut donc s’acheter et s’approprier à l’envi. Il y a même du surplus. On nous dit partout que nous avons le choix et les publicités nous incitent à choisir tel ou tel article ; c’est alors que le principe de la grande surface s’étend à tous les domaines : on consulte des revues spécialisées pour les voitures, les vêtements, les filles, puis on fait son choix chez un concessionnaire, un couturier ou sur Internet, les chats portant bien leur nom. Le pire, c’est qu’on paye, pour ça.
A deux heures du matin, Aline et moi laissâmes Rachid et Li rentrer chez eux pour aller, de notre côté, marcher le long des quais. Deux loups solitaires au bord du fleuve. Un homosexuel en passant me dit que j’avais de beaux yeux et que c’était bien dommage de ne pas permettre à des hommes comme lui de s’occuper de mon joli petit cul, puis il partit après avoir dit à Aline qu’elle avait de la chance. Un air sombre plongea quelques instants son visage dans l’obscurité. Je restai muet. Les hommes n’aiment pas parler de ce qui les gêne, et quand ils le font, c’est toujours trop tard ou au bord de la crise. Ce n’était pas la première fois. Au-dessus de nous, des Arabes riaient avec des jeunes filles qu’ils venaient probablement de rencontrer et qu’ils se taperaient incessamment sous peu ; ils avaient l’air de bien s’amuser. Ils n’avaient pas de chance, qu’ils soient bien intentionnés ou non, ils étaient assimilés à la minorité qu’on voyait à la télévision et que les journalistes regroupaient sous le terme politiquement correct de jeunes des quartiers et que tous ceux qui vivaient, justement, dans les quartiers, savaient en général ne pas être tout à fait blancs, ce qui leur valait parfois un certain succès avec ces filles qui sont toujours attirées par les mauvais garçons, souvent assez jolies et jeunes, sans forcément être naïves. En soit, c’était une compensation pour cette mauvaise réputation bien méritée, et les gens normaux, moyens et anodins parmi les autres personnes moyennes, enviaient tous au fond d’eux-mêmes l’aspect bestial et stupide de certains d’entre eux. Malheureusement, Rachid n’était pas de ceux-là, il avait toujours tout fait pour ne pas devenir comme eux, évitant dans sa jeunesse d’adopter cet accent ridicule qui les discréditait aux yeux de tous (et les rendait immédiatement reconnaissables comme appartenant à une certaine classe de personnes), et faisant montre d’une assiduité exemplaire pour tout ce qui était en rapport avec sa scolarité. Il avait été le meilleur élève de sa classe jusqu’en terminale (scientifique) et avait ensuite soudainement abandonné les études, suite à une dispute avec ses parents. Il ne voyait plus que rarement ses trois frères (l’un d’entre eux était depuis cinq ans en prison) et ses deux sœurs, et ne faisait aucun effort pour renouer des liens irrémédiablement brisés. Il s’apprêtait à rentrer dans la police après trois ans de galère et d’errance.
Nous nous assîmes au bord du fleuve, non loin d’une péniche qu’on avait transformée en boîte de nuit, Le Poséidon. En face, les lumières de la ville se dédoublaient dans l’eau, accompagnées par la lune, pleine et silencieuse. Aline pose sa tête sur mon épaule. Je me mets de nouveau à suer. Ses longs cheveux bruns tombent sur mon torse puis ondulent jusqu’à mon sexe. Ils sentent bon la camomille. Je finis par enrouler mon bras autour de sa taille, posant ma main près de sa fesse droite, et noie mon nez dans sa chevelure pour me shooter à son odeur. Autour de nous tout s’assombrit ; j’ai le vertige. L’eau en ondes délicates défilait paisiblement sous mes pieds, emportant avec elle le souvenir inversé des constructions urbaines grises et austères, fantastiquement éclairées par nombre de lampadaires et d’appartements dont les volets étaient restés ouverts et dans lesquels on apercevait de temps à autre des ombres qui se mouvaient avec grâce. Sous le fleuve, noir dans la nuit, les déchets stagnaient et s’entassaient jour après jour. Je me demandai s’ils feraient un jour surface. J’avais repris mon calme. L’eau est polluée aux polychlorobiphényles, dit-elle à voix basse, autrement connus sous le nom de pyralène, qui se déposent sur les sédiments avant de s’aller loger dans les tissus graisseux des organismes qui les ingèrent, notamment les poissons de vase qu’on trouve sous ces eaux en quantités abondantes et qui, si on en mangeait régulièrement, provoqueraient sur le long terme cancers et troubles de la fertilité. Leur usage est interdit depuis 1987, mais ils sont toujours là, sous l’eau, hydrophobes. Ca veut dire qu’ils sont imperméables ? Oui, en quelque sorte. A ce moment, je sentis tomber sur ma main gauche une substance tiède et liquide. Tu pleurs ? Ce n’est rien. Qu’y a-t-il ? Rien, allez, rentrons.
Arrivés au pied de son immeuble, elle m’enlaça, serra très fort ma taille. Ne sachant que faire, je la serrai dans mes bras avant de lui demander si elle était certaine de ne pas vouloir que je reste pour la nuit. Une fois chez moi, je me branlai devant un film pornographique, en pensant à Li, Aline et Lina.
C’était il y a un peu plus de dix ans, j’étais en cinquième au collège René Descartes, dans un petit village de campagne. Je regardais déjà des films érotiques depuis l’âge de huit ans, grâce à un copain de classe qui m’avait initié au rituel du vendredi soir sur M6 : on passait alors des séries sensuelles qui éveillèrent immédiatement en moi une fascination qui devait aller crescendo jusqu’à mon premier porno, à l’âge de douze ans, pour ne jamais cesser. C’est seul dans mon lit, cependant, que j’éjaculai pour la première fois, sans vraiment comprendre ce qui m’arrivait. Au moment de l’éjaculation, me dit Aline bien plus tard, lorsque je lui racontai en détail mon expérience, les vésicules séminales et la prostate se contractent pour envoyer le sperme jusqu’à la base de l’urètre, puis les muscles pubo-coccygiens du périnée, qui se situent autour du pénis et de l’anus, se contractent à leur tour par saccades et le sperme est alors propulsé hors de la verge ; c’est l’orgasme. Il est amusant de constater que, dans la plupart des cas, les hommes jouissent d’abord dans la solitude. Les femmes sont moins égocentriques. C’était parfois gênant de l’entendre ôter de la sorte tout mystère aux phénomènes naturels, mais il y avait malgré tout quelque chose de rassurant, voire de plaisant, dans cette froideur avec laquelle toutes ces informations sortaient d’entre ses petites lèvres pour se déverser avec douceur en moi. Aline n’avait jamais eu d’orgasme. Elle n’avait jamais joui. Le lendemain, je me battais avec un type qui était en quatrième et qui me mit à terre d’un coup de poing dans les côtes.
Mon premier cours d’anglais se déroula relativement bien. C’était de la civilisation. Le professeur, un Ecossais à moustache (Mr McBrain), nous entretint de la façon dont le système politique britannique était organisé de nos jours avant de nous conter, non sans un point de vue idéologique fortement marqué, les années Thatcher, qui de 1979 à 1990 avait réformé en profondeur la société anglaise, tant économiquement que socialement, dénationalisant ici à grande échelle, réduisant là le taux de chômage par un assouplissement significatif des conditions d’embauche. Celle que l’on avait surnommée la Dame de Fer, depuis 1975 amie de Ronald Reagan, dont elle avait partagé les opinions, avait été le chantre du libéralisme à l’américaine en Grande-Bretagne. Tandis qu’en France on s’était, depuis 1981, enfoncé dans un socialisme proche du totalitarisme soviétique qui avait fait croître la dépendance du peuple vis-à-vis de l’Etat tout en laissant l’économie s’effondrer lamentablement, l’Angleterre s’était adaptée aux conditions économiques de son temps avec un pragmatisme qui, s’il avait nui à ces couches de la population qui de tout temps et sous tout gouvernement n’avaient jamais vu leur situation s’améliorer, ne se révéla en définitive pas si néfaste qu’on eût pu le supposer. Ce qui me fascina le plus durant ce cours, cependant, était la frustrante apparition, ici et là dans l’amphithéâtre, de ces strings qui remontent assez haut au-dessus du pantalon sous des débardeurs de plus en plus courts et laissent l’imagination divaguer sur des points de détail aussi insolites que l’aspect du vagin, serré dans de telles conditions par une faible surface de tissu, ou bien encore la façon dont s’organisent les poils pubiens dans cette région, si bien sûr la motte n’est pas rasée de près. Devant moi il y avait une fille qui de dos me plaisait beaucoup (longs cheveux ondulés, fesses musclées et la peau bien blanche). Je me vis quelques instants près d’elle, glissant ma main sur sa cuisse tout d’abord, puis sur son ventre avant de rejoindre son intimité, un bras enroulé autour de ses épaules, ma tête enfouie dans sa poitrine odorante et ma main plongée dans son jean, essayant de faire pénétrer mon majeur dans sa fente étroite et mouillée. Lorsque le cours se termina, je bandais comme un taureau.
A midi je tentai une approche et demandai à cette fille si je pouvais m’asseoir à sa table pour manger. Elle prit un air désolé, mais son regard disait sa gêne et elle me répondit qu’elle attendait un ami. Désolée, j’attends un ami. Je m’assis donc à une table plus éloignée, de sorte qu’il était impossible pour elle de me voir, et engloutis rapidement, trop rapidement, le cordon bleu et les haricots verts du self, avant de ralentir mon rythme pour ingérer le fondant au chocolat, qui n’avait rien de fondant. Le mot ami est un mot étrange, dans la bouche d’une fille. Il peut tout aussi bien servir à lui éviter qu’un homme tente de converser avec elle qu’à dire non à un prétendant (désolée, on est trop amis) ou parler de celui avec qui elle couche (désolée, je vois mon ami, ce soir) ; seule la situation permet d’en saisir le sens. Mon fondant fini, je me précipitai hors du self, imaginant que tout le monde autour avait prêté attention à cet étudiant esseulé qui venait de manger en toute hâte sous leurs yeux de bovins ricanants ; c’était ridicule, l’homme s’imagine toujours que les autres pensent quelque chose à son sujet, qu’ils ont un avis le concernant, qu’ils le jugent et ne se rend que rarement compte que le jugement qu’il leur prête n’est autre que le sien et que, s’il ne lui plaît aucunement, c’est uniquement parce que ce qu’il voit dans le miroir de sa propre réflexion le dégoûte profondément. On n’est jamais le juge que de soi-même. En sortant je bousculai une fille que je n’avais pas vue dans mon empressement. Je m’excusai. C’était une Arabe. Ce n’est pas grave, ç’aurait pu être pire, me dit-elle. Amina était dans la même section que moi et nous devions justement avoir cours ensemble, cours de littérature britannique.
Arrivés devant la salle F013, nous discutâmes un moment les raisons de notre présence dans cette université et dans cette section plus précisément (je suis là parce que je ne sais pas encore ce que je veux faire de ma vie et que c’est la seule matière dans laquelle j’ai toujours excellé – ah, moi c’est parce que j’aime la culture anglo-saxonne, enfin je ne suis pas trop sûr de savoir pour quelle raison), après quoi nous convînmes qu’il était peu de gens en ces lieux qui savaient réellement ce qu’ils faisaient là. Pas besoin d’aller à la fac pour se demander ça. Le cours se déroula aussi bien que le précédent, avec son lot de strings (moins visibles du fait que nous n’étions pas dans un amphithéâtre) et cet extrait d’un livre de Woolf, The Waves, que j’avais lu peu de temps auparavant. Amina était à côté de moi qui ne prêtait qu’une oreille distraite aux propos du professeur et nous dessinions chacun sur la feuille de l’autre cependant que M. Legent expliquait ce en quoi consistait la technique du stream of consciousness. Nous échangeâmes nos numéros de téléphone à la fin du cours et convînmes de nous retrouver le soir même au Leprechaun afin de prolonger plus avant notre discussion (nous en étions à The Hours et nous trouvions sur le point d’aborder le sujet de ce qu’on appelle communément les films d’auteur). Virginia Woolf avait pollué l’univers littéraire de ses voix qu’elle voulait faire taire et qu’elle entendait de façon perpétuelle : elle avait fini par se donner la mort en lestant ses poches de pierres avant de plonger dans l’eau d’une rivière. L’écriture est rarement le fait de personnes qui se portent bien.
Elle arriva légèrement en retard et la salle était déjà envahie par les habitués. J’allai commander deux pintes de cidre et la soirée put alors commencer par la gêne qu’occasionne souvent le premier rendez-vous de deux personnes qui se connaissent à peine. Tu viens souvent ici ? Oui, avec des amis, quelques soirs dans la semaine, en général, et toi ? Non, je n’aime pas trop ce genre d’endroit, à vrai dire, la fumée me dérange. Ca commençait mal. Au bout de quelques minutes, elle portait déjà sur le visage les signes du désagrément, palpables jusque dans son regard, qui de temps à autre s’assombrissait en fixant une portion trop peuplée du pub, baignée dans la chaude obscurité des lumignons et les émanations grisâtres des cigarettes. A une table, on se passait un narguilé de bouche à bouche dans un tourbillon de rires ineptes et sans fin. Une demi-heure plus tard, Amina me dit qu’elle se sentait mal et partit après s’être excusée et avoir refusé que je la raccompagne. Je restai affalé sur la moleskine verte du confortable fauteuil qui avait accueilli mon séant à mon arrivée, engloutis une deuxième pinte puis partis errer dans les rues de Domuse la magnifique, dans ses ruelles étroites au pavé irrégulier, sous une lune blafarde dans un ciel noir. En quatrième, Lisa, la fille que je matais tous les jours dans la cour et qui occupait la plupart de mes fantasmagories éjaculatoires, vint me parler pendant une heure d’étude, une chance inespérée qui s’était pourtant conclue par un échec cuisant : intimidé, je n’avais pas été capable de prononcer trois mots de suite pendant qu’elle complimentait mes dessins. La première expérience est toujours déterminante.
Vagabondant de-ci de-là, je finis par revenir au quartier Saint-Jean après avoir longuement longé les quais et traversé la Guillotière, son lot de dealers, d’Arabes et de paumés à l’air hagard, fantômes dans la grisaille nocturne. Je m’assis devant l’entrée principale de la cathédrale gothique, dans son ombre sur les marches, prenant soin de ne pas trop me rapprocher des mendiants qui avaient de jour comme de nuit établi leur quartier général à cet endroit précis. L’un d’eux divaguait au sujet de ces enfoirés de richards, un autre acquiesçait de temps à autre en ponctuant par un Ouais mais nous on n’est pas des clébards ou un On s’en branle de toute façon, allez bois mon garçon. En face, sur la place, une bande de punks en treillis et ornés de ces crêtes qui leur donnaient l’air de jeunes coqs génétiquement modifiés, riaient et buvaient, s’amusant à exciter leurs chiens avec des bâtons ou des balles. Je somnolais et repensais à ma rencontre avec Amina, la façon dont la soirée s’était pitoyablement déroulée et mes rêves, la silhouette de Lina flottant dans mon regard, insaisissable, impalpable. T’as du feu ? Un Arabe s’était cloué devant moi, l’air agressif. Son ton était violent, pas le genre à attirer la sympathie de l’interlocuteur. Encore perdu dans mes pensées, je commis l’erreur de ne pas répondre. Il s’fout d’ma gueule, t’as vu. Il cherchait l’approbation de ses deux acolytes. Il est complètement rétame, on s’en fout, laisse béton. Oh, tu réponds, fils de pute ? Je ne dis rien. Un coup de poing vient s’écraser sur ma joue. La rage monte, je saisis le bras et d’une clef le brise. Un cri strident retentit, parsemé d’insultes, incompréhensibles pour la plupart. Les deux autres me sautent dessus, un air ahuri et stupide sur des visages qui ne doivent jamais avoir connu d’autre expression. J’en mets un au sol d’un coup de pied dans les testicules suivi de mon coude dans les côtes. Je sens alors comme une piqûre de guêpe sur mon flanc gauche et je les vois courir, avant d’apercevoir sur le sol un liquide sombre tomber par petites gouttes. Cependant que le noir s’écoule de mon ventre, je perds connaissance.
L’homme a depuis toujours su son insignifiance au sein de l’univers et cette dernière n’a jamais cessé de lui être insupportable, c’est pourquoi il a créé un monde dont la logique lui était accessible, mais le nombre ainsi que les phénomènes de masse ont rendu la situation d’autant plus atroce à l’échelle de l’individu que les moyens de communication et d’information devinrent omniprésents, imposant de toutes parts et de façon oppressante l’image de ces multitudes qui se fondent et se confondent, une ubiquité délétère à laquelle nul ne peut au final échapper, d’où la naissance des héros, l’individualisme et le consumérisme, l’accent placé sur le désir et sa satisfaction, le plaisir, afin que l’homme ait toujours et une vision agréable de lui-même, et un objectif, aussi aisé d’atteinte soit-il, de l’achat du dernier film sorti à la sortie entre amis. Le symptôme d’une telle société, c’est sa conséquence toute naturelle : la dépression et le suicide. L’homme que je vis allongé dans le lit qui était contigu au mien devait avoir une quarantaine d’années, et c’est sa vision cynique du monde qui m’accueillit à mon retour d’entre les morts, dans l’une des chambres de l’hôpital Edouard Herriot, à Grange Blanche. Et la solitude, aussi ! Il semblait avoir perdu la raison, mais ces propos ne s’en trouvaient pas pour autant dénués de sens. C’était étrange. Le chaude lumière qui filtrait dans la pièce pour aller caresser des draps d’une blancheur nacrée, presque surnaturelle, donnait naissance sur son passage à tout un univers constitué d’étoiles de poussière qui nageaient paisiblement dans les eaux du néant et de reflets aveuglants, particulièrement ceux que renvoyait le poste de télévision. Une jeune infirmière dont les proportions étaient tout à fait satisfaisantes, accompagnées par des cheveux lisses et blonds, des fesses agréablement serrées dans une petite jupe blanche et des jambes fines et musclées, entra, inscrivit quelques notes sur une feuille qui se trouvait accrochée au bout de mon lit puis alluma la télévision avant de sortir. Reposez-vous.
Cinq années sans télé, et voilà que cette pute me l’allume. J’aurais préféré qu’elle m’allume moi ! L’homme commençait à s’exciter ; son regard exorbité, son air hébété et sa peau rubiconde ne présageaient rien de bon. Pour ma part, cela faisait environ trois ans que je n’avais pas allumé un poste pour regarder autre chose qu’un film, et il ne fut par conséquent que trop naturel pour moi de ressentir cette étrange impression que le soudain retour d’un vieux souvenir peut parfois provoquer. Le souvenir, en l’occurrence, n’était pas agréable. C’étaient les informations : l’animatrice (car c’était bien de cela qu’il s’agissait) parlait sur le même ton monotone orné d’un sourire en plastique d’une bombe qui avait explosé la veille au soir dans un métro parisien, faisant dix-huit morts et cinq blessés, et des préparatifs de la Noël, qui nécessitaient bien plus de travail qu’à l’accoutumée de la part des commerçants, pour qui c’était malgré tout la période la plus rentable de l’année, avec les soldes. On montrait tout d’abord des mères et des femmes éplorées, ainsi que des passants qui commentaient avec complaisance l’événement de la veille, puis quelques ruines entourées de policiers et de pompiers, avant de passer aux rayons encombrés de jouets et de gens d’un TOYS’R’US. Noël, c’est vraiment une période difficile, disait l’une des personnes interviewées. Puis la pub. Je saisis la télécommande qui se trouvait sur ma table de chevet, à côté de ma perfusion, et j’éteignis. Silence. Mon compagnon se tourna de mon côté pour me remercier, un air soulagé sur le visage. De rien. Il sembla réfléchir un moment, puis me demanda ce qui m’était arrivé. Un Arabe, hein ? Putain d’Arabes ! Je l’ai toujours dit, faire venir en France des gens dont on a torturé et tué les familles, c’est vraiment stupide. Il n’avait pas tort.
Un canon à électrons envoie des faisceaux d’électrons émis par une cathode et qui en arrivant sur l’écran rencontrent une anode recouverte de phosphore, c’est alors qu’apparaît sur l’écran un point lumineux ; en somme, c’est un peu comme si on nous tirait dans les yeux à coups de particules élémentaires. Deux jours s’étaient écoulés, mon compagnon de chambre venait de quitter l’hôpital pour entrer dans un autre établissement, psychiatrique évidemment, et Aline était assise sur une chaise en polychlorure de vinyle (comme elle me le précisa) gris clair, tentant vainement de m’expliquer le fonctionnement d’un téléviseur. La télévision, tout comme les cultes islamo-judéo-chrétiens, véhicule des idées parmi des personnes qui finissent par toutes s’étonner de ce qu’elles pensent les mêmes choses et ce, souvent, de la même façon, un hasard qui a tout d’une vérité univoque et indiscutable ; drôle de religion que la religion cathodique. J’acquiesçai. Je ressentais une petite douleur lancinante un peu en dessous des côtes, mais je ne me plaignis pas, j’étais trop heureux de voir Aline. Pendant qu’elle parlait, je remarquai la tristesse dans ses yeux, contredite par un sourire d’une douceur effroyable, et je ne pus m’empêcher de repenser à notre balade sur les quais, à ce moment d’hésitation, à ce qui n’avait pas été dit. Je me revis un instant lui proposer d’aller jouer à la console chez moi, il y a près de dix ans. Elle jugea utile d’ajouter que les électrons étaient chargés négativement.
Le monde est vide. Tout le monde est mort. Je me lève un matin pour poser les yeux sur cet univers de cauchemar, jette un coup d’œil par la fenêtre et vois ces êtres moribonds déambuler bêtement dans les rues, claudiquant et râlant, perdus dans la brume matinale et le teint gris, gris comme les murs de la ville. Ils s’entre-dévorent. Après quelques instants de réflexion, je sors de ma chambre, saisis un sabre, l’affûte et referme la porte d’entrée derrière moi avant de me lancer droit au cœur des ténèbres. Le ciel est gris. Il pourrait pleuvoir, en tout cas il est certain que le soleil ne poindra pas. Une créature autrefois humaine s’approche de moi, mon père, je lui enfonce la lame dans la bouche, mais son corps continue de gesticuler tel un pantin désarticulé jusqu’à ce qu’enfin je me décide à lui trancher la tête. Deux bruits sourds, puis du sang qui s’écoule, lentement, de son cou coupé, souche ignoble. C’est au tour de ma mère. J’abats mon sabre sur son crâne et la scinde dans le sens de la longueur, en finissant par la vulve. Je reprends mon chemin tranquillement, placide, tranchant ici et là quelques têtes, ce pendant quelques heures, peut-être même plusieurs jours, jusqu’à ce que se dresse en face de moi une immense usine, dont la structure métallique, les tuyaux qui s’enchevêtrent en un labyrinthe inextricable et l’étrange coloration verdâtre et ocre de ses murs me laissent une désagréable impression de déjà vu. J’entre. A l’intérieur il fait froid et sombre, les parois jaunâtres et granuleuses suintent, on se croirait dans une caverne. Je m’enfonce plus avant, descends plusieurs escaliers, dévalant les marches comme des doigts les touches d’un clavier, des notes les plus aiguës aux plus graves, de plus en plus vite. En bas, il n’y a rien, sinon une porte de plomb rouillée, que je parviens difficilement à ouvrir après avoir ôté la barre qui la bloquait. L’immobilité des immeubles obstrue l’horizon, devant moi, et me voilà de retour à mon point de départ, dans mon lit, observant le plafond dans un océan de placide ignorance avant que de me lever, un matin, pour poser à nouveau les yeux sur cet univers de cauchemar.
C’était déjà le mois de juin, les jours se rallongeaient démesurément sans pour autant s’enrichir d’événements notables et je n’avais revu Amina que par intermittence, dans les couloirs de l’université ou à la fin de certains cours magistraux, ce qui n’avait été l’occasion que de quelques paroles gênées échangées plus par un sentiment d’obligation que par une réelle volonté d’établir un lien quelconque. Rachid suivait sa formation de gardien de la paix, Li venait d’obtenir des notes spectaculaires à ses examens de fin d’année et je m’apprêtais pour ma part à annoncer mes excellents résultats à mes parents, par téléphone. Je ne les avais pas revus depuis près de deux mois et n’avais pas eu de nouvelles d’eux pendant plus de trois semaines. Têle signifie loin, en grec. La France s’apprêtait à entrer dans les bureaux de vote afin d’y désigner par bulletin secret son futur monarque et les médias en extase couvraient l’événement entre deux attentats et l’arrivée des vacances estivales, qui s’annonçaient chaudes. Couvrir l’événement, avait une fois souligné Rachid. Mon réveil sonna, sur son cadran était inscrit 6:30 en chiffres rougeoyants. J’avais oublié de le déprogrammer, mais cela n’avait aucune importance puisque je n’avais plus sommeil. J’avais la bouche pâteuse et une sérieuse envie de régurgiter ce que j’avais mangé la veille (une pizza aux quatre fromages et une salade lyonnaise). A tout hasard, je pris une douche, sans trop y croire. A mesure que l’eau ruisselait le long de mon corps, j’observais mes muscles saillants, la cicatrice sur mon abdomen et les poils humides et noirs qui couvraient ici et là mon derme en quantités convenables, repensant au suicide d’Aline. La veille nous avions fêté le Nouvel An ensemble et j’avais remarqué son teint, plus pâle qu’à l’accoutumée, son silence inhabituel, pas même une remarque sur les kilocalories ingurgitées au cours de la soirée. Le lendemain, sa mère me téléphonait pour me l’apprendre. Me la prendre.
C’était le cinq janvier. L’enterrement se déroula sans accrocs, toute la famille était présente, même le père d’Aline, qu’elle n’avait jamais vu. Le prêtre énonça les quelques banalités d’usages, on pleura, quelques nez bruirent et une heure plus tard, six pieds sous terre, l’affaire était réglée : une pierre modeste sigillée de ses nom et prénoms, d’une photographie en noir et blanc et de quelques indications chronologiques qui n’auraient d’ici peu qu’une importance toute relative, plantée sur un tertre qui serait bientôt recouvert d’une dalle de marbre. J’ai préféré ne pas la voir dans son cercueil. Elle avait laissé une lettre pour moi, ornée de quelques mots dans sa plus belle écriture :
Les jours suivants, je restai enfermé dans mon appartement, au 2, rue du 1er Novembre. Toutes lumières éteintes, je restais nuit et jour prisonnier de mon fauteuil devant l’intégrale de Tim Burton, alias Timothy William Burton. De Betelgeuse à Corpse Bride en passant bien évidemment par Sleepy Hollow, des films qu’Aline et moi avions mainte fois regardés ensemble, blottis dans les bras l’un de l’autre. Burton aime beaucoup à jouer avec la mort, il lui a d’ailleurs rendu sa couleur, sa vie. Michael Keaton en joyeux luron lubrique, bio-exorciste aux facéties inoubliables que j’avais découvert pour la première fois à l’âge de sept ans avec ma mère pour ne jamais m’en lasser, avait donné le ton à ce qui deviendrait mon monde imaginaire, ce filtre chromatique par lequel chacun voit le monde réel à sa façon toute particulière. Le cinéma, comme tout art, ce n’est jamais rien d’autre que ça.
En 1995, j’entrai au collège René Descartes. Nous venions de déménager, abandonnant notre H.L.M. miteux, tour de babil vouée aux désespoirs et à la ruine des familles à venir, pour une modeste demeure, toute neuve dans un lotissement flambant neuf. Je m’apprêtais à devenir un citoyen moyen modèle, dans une maison qui ressemblait à toutes les autres. Mon père considérait les futurs travaux, s’imaginant déjà se pavaner sur sa terrasse de 30 m², surplombant un jardin de 500 m² couvert d’un gazon tondu de près et clos par une haie parfaite et rectiligne qui lui masquerait nos voisins du bas. Le joli monde doré. Derrière, des crédits, des années de travail acharné et la chance de n’avoir eu qu’un seul enfant d’une concubine fidèle et travailleuse après un mariage raté qui n’avait abouti qu’à un divorce et une pension alimentaire lourde de conséquences. Pendant les grandes vacances, ne connaissant personne et ne manifestant aucune réelle volonté de m’intégrer à cette nouvelle communauté, j’étais resté seul chez moi à regarder des films d’horreur. Ce jusqu’au 11 septembre, rentrée des classes. Jusqu’alors, rien de bien différent des années qui avaient précédé. Je mesurais un mètre cinquante, ce qui était plutôt grand pour un préadolescent sur le point d’entrer en sixième, j’étais mince et musclé, portais lunettes et commençais déjà à montrer sur mon visage les signes précurseurs de ma laideur future. J’étais fin prêt pour subir imperturbablement toutes les sales expériences que les sept années qui suivraient avaient en réserve pour moi. A la puberté, les garçons voient leur pénis s’agrandir, leurs testicules grossir et des poils apparaître un peu partout sur leur corps, plus particulièrement autour des parties génitales, éjaculent pour la première fois et prennent en moyenne dix centimètres par ans pour atteindre des tailles parfois impressionnantes en peu de temps, jusqu’à dépasser leurs parents dans bien des cas ; mais ce qui caractérise avant tout la puberté masculine, c’est la connerie. En cela, c’est certain, ils dépassent leurs parents dans tous les cas.
Le bâtiment se présentait sous forme de parallélépipède cubique avec, en son centre, une cour goudronnée prisonnière des salles de classe empilées sur trois étages qui surplombaient une galerie de colonnes en béton. Récemment rénové, le collège affichait fièrement par son crépi jaunâtre, ses vitres à barreaux et son RENE DESCARTES en lettres noires sa ferme volonté de former avec rigueur ses élèves à leur vie future. Autant le dire, c’était un vrai cloître et cela ne pouvait rien augurer de bon. Je regrettais déjà la primaire. Lorsqu’on nous fit mettre en rang, un type vint se mettre à côté de moi. Je m’appelle Sylvain, et toi ? Je pensai qu’il me collerait tout le reste de l’année. Il n’en fut rien, ou presque : il passa son temps à rire de mes défauts physiques. Il était loin d’être beau, je lui en voulus mais ne pus jamais me résoudre à le haïr. Nous finîmes même par devenir amis, dans une certaine mesure. Les premiers cours se passèrent dans l’ensemble plutôt bien, si l’on ne tient pas compte de l’atmosphère lugubre des lieux, qui donnait plus à pleurer qu’à se vautrer joyeusement dans un savoir qui pourrait par la suite nous être profitable. Mais ça, on s’en foutait. A onze ans, qui se préoccupe de son avenir ? Et pourtant, tout s’était déjà décidé longtemps à l’avance. Le milieu familial, les fréquentations, la nourrice, l’école. Pendant que certains passent leurs journées devant la télévision à regarder tout et n’importe quoi, du Teleshopping à Loft Story, d’autres apprennent à lire, écrire, jouer d’un instrument et se cultivent petit à petit, sans peine. En ce qui me concernait, j’avais été un enfant tout à fait normal. Ayant appris à lire et à écrire plus tôt que la moyenne, j’avais décidé que la lecture ne me plaisait aucunement (cette bibliophobie devait perdurer jusqu’à mes dix-huit ans) et avais donc choisi délibérément de m’asseoir devant un écran du matin au soir. Heureusement, nous avions Canal Plus, qui à l’époque était une chaîne entièrement dédiée au cinéma. Et aux Simpson. J’aurais également pu faire comme tous les enfants de mon âge et de mon voisinage, soit sortir jusque tard dans la nuit, apprendre le verlan, prendre l’accent arabe et cracher par terre toutes les cinq minutes. Rachid m’en avait dissuadé. De toute façon je n’aurais pas traîné avec des types qui prenaient plaisir à patauger dans l’eau des égouts lorsqu’elle inondait la cour.
Quand les enfants entrent au collège, ils perdent pour la plupart tout sens de la communication, si naturelle auparavant, pour se renfermer sur eux-mêmes. Je ne fis pas exception. Je parlais peu, évitais le contact et ne m’aperçus que bien plus tard que j’avais fini par ne plus avoir que des garçons dans mon entourage. Heureusement, il y avait les films de cul. Je me fis deux ou trois amis durant l’année de sixième, cependant, de quoi m’assurer un minimum de conversations et ne pas avoir l’air d’être totalement seul. Pourtant c’était bel et bien le cas. Lorsque je rentrais, je prenais un goûter copieux, m’installais devant la télévision, regardais deux ou trois séries puis, si l’occasion se présentait, un film, bon ou mauvais peu importait. Les grandes vacances arrivèrent très vite, telle une vague sur une plage déserte. Nous n’avions pas les moyens de partir en vacances et mes parents travaillaient d’arrache-pied tous les jours jusque tard dans la soirée. Quand ils rentraient, ils étaient épuisés, parfois s’excusaient de n’être jamais là pour moi. Leur culpabilité avait crû de façon exponentielle depuis ma petite enfance, bien qu’ils n’eussent absolument rien à se reprocher. Quand une personne est seule et ce pendant des périodes prolongées, plusieurs possibilités s’offrent à elle : la déprime, le suicide et le rêve. Je choisis le rêve. En réalité j’avais depuis longtemps déjà fait ce choix. Avait-ce réellement été un choix, d’ailleurs ? Aussi loin que je me souvienne, il ne s’est jamais présenté un moment d’ennui dans ma vie qui n’ait immédiatement été comblé par les fantômes de mon imaginaire. C’est donc cet été-là que naquit Lina.
La ville est dévastée, seuls quelques survivants se tapissent dans les recoins les plus sombres. Je suis pour ma part mort depuis quelque temps déjà. Pourtant je marche. Pourtant je pense. Je vis. Autour de moi les morts marchent, eux aussi, mais sans raison. Sans raison. L’œil inerte, le pas lent et la mâchoire lâche, ils avancent. Ils vont. J’en décapite quelques-uns, les plus hargneux tentent de m’arracher la gorge, je me libère et les renvoie dans leur tombe. Leurs membres séparés frémissent, tressaillent, vibrent d’une musique qui n’est plus celle de la nature. Trépas tremblant. Au loin je vois une ombre qui semble voler d’une rue à l’autre et disparaît derrière un immeuble. J’enjambe une ou deux carcasses, l’une d’entre elles fourmille de vers, laissant apparaître ici et là une saillie osseuse, puis me mets à courir, de plus en plus vite, jusqu’au coin de la rue, tourne, l’aperçois au loin qui s’arrête. Elle se retourne, elle m’a vu, je crie. La forme s’approche, c’est une fille. Ses traits sont flous, ses longs cheveux blonds flottent dans l’air, on dirait un fantôme. Sa pâleur cadavérique confirme bientôt mon impression et sa démarche féline lui confère une allure démoniaque propre à éveiller en moi les fantasmes les plus fous. Nos regards se croisent enfin, ses yeux turquoise percent les miens puis sourient. Je vais à sa rencontre, mais mes mouvements ralentissent et l’apparition s’éloigne jusqu’à disparaître. Derrière elle des corps, des morts par milliers qui s’entrechoquent et m’observent en silence. En masse. Autour de moi les décombres de la ville dévastée, dans l’ombre des regards.
On frappa à la porte. C’était Rachid, en tenue de service. Depuis un peu plus d’un mois nous vivions en colocation, ce qui nous arrangeait tous deux de bien des façons. Partage des tâches, budget plus important et quelqu’un avec qui vivre pleinement sa solitude. Il se changea rapidement, fulmina quelques instants contre la racaille algérienne, les Noirs et les Gitans, avant de me demander si je me sentais mieux, sans véritable conviction. A dire vrai je ne me sentais surtout pas l’envie de parler de tout ça, tout ce que je voulais, c’était boire, bouffer, pisser, chier, baiser, dormir. Il avait un air étrange sur le visage, l’air de quelqu’un qui ne parvient pas à résoudre un problème. Lorsque Li arriva, dehors régnait déjà la nuit sans lune et Rachid avait commencé de ressasser de vieux souvenirs ; maintenant qu’elle était là, je pouvais enfin sortir sans trop culpabiliser. Je les laissai donc tous deux profiter d’une intimité depuis quelques semaines croissante pour aller déambuler dans les rues de Domuse et, pendant qu’elle le sucerait, j’irais faire un tour dans un peep-show, histoire de me changer les idées. Je longeai les quais, méditai quelques instants sur ces déchets qui finiraient tôt ou tard par émerger, puis me rendis dans un sex-shop, abandonnant par la même occasion l’idée du peep-show. Le gérant, un gros bonhomme barbu d’une trentaine d’années, m’accueillit d’un regard visiblement amusé puis m’indiqua l’emplacement d’une cabine, au fond de la boutique, près des toilettes, où je pourrais visionner la vidéo que je lui louai pour la modique somme de cinq euros. C’était La Ruée vers Laure, un classique. J’accélérai jusqu’au passage où Laure Sinclair se fait prendre par un garagiste aux mains couvertes de cambouis (note pour plus tard : faire un film intitulé Edward aux mains d’argile, avec partouzes dans la boue, sodomies tous azimuts et coprophagie), me branlai, pas trop rapidement, afin de rentabiliser ma location, éjaculai quelques millilitres dans un mouchoir, puis sortis, quelque peu insatisfait. Au fil des années, depuis l’arrivée des premiers films pornographiques au festival de Cannes plus de trente ans auparavant, ce type de production avait fini par se standardiser, après avoir subi les nombreux assauts de la censure et de divers groupes religieux ou féministes, devenant, pour les initiés, toujours et plus nombreux, et plus jeunes, un rituel très ordonné basé tout à la fois sur la gradation, on commence bien souvent par une scène de fellation pour finir en une orgie spectaculaire, la saturation par la répétition des mêmes positions agencées différemment mais toujours cadrées de la même manière et la plupart du temps dans le même ordre, soit une excitation buccale suivie d’une pénétration vaginale puis anale pour culminer en une éjaculation externe, faciale ou autre, et la satisfaction immédiate de tout désir, autrement dit l’annihilation constante de toute frustration, tout l’inverse de l’effet que la société consumériste cherche à produire sur l’individu ; en somme, il y avait dans la pornographie, contrairement aux œuvres dites de charme ou érotiques, une forme indéniable de subversion, que les éros et les vénus de ces contes de phées répandaient à grands coups de foutre aussi innocemment que des enfants réduisant un château de sable à néant, dans la liesse la plus absolue.
A mon retour, Rachid dormait et Li était partie. Je m’installai au bureau, allumai la petite lampe et dessinai quelques formes abstraites sur une feuille quelconque. En face, la fenêtre laissait filtrer des petits points de lumière dans l’obscurité, autant de petites vies disséminées dans cette gigantesque ruche. Les ouvriers, cependant, n’existaient plus dans notre monde qu’en très faible quantité ; le tertiaire les avait exportés pour plus de profits, mais à qui profiterait tout ce savoir-faire perdu ? Il m’apparut soudain que j’étais, selon toute vraisemblance, complètement incapable de faire un feu autrement qu’en utilisant une allumette ou un briquet. Les seuls instincts qu’il me restait : la peur de la mort et le sexe. Et encore, ces deux aspects cruciaux de la vie ne se faisaient sentir qu’en de certains moments qui, dans un monde tel que le nôtre, tendaient à se raréfier. On ne voulait pas plus voir la mort en elle-même que l’acte sexuel. La merde non plus, d’ailleurs. C’était mieux sur un écran. Mieux de faire écran. Notre humanité était-elle devenue inacceptable ? Ou l’avait-elle toujours été ? L’élan civilisateur n’avait-il été dirigé qu’en vue d’une éventuelle sublimation de notre nature d’hommes ? Un jour, nous porterions tous des voiles afin de masquer l’horreur de notre présence sur Terre à notre propre vue. Dans le miroir, il n’y aurait plus alors qu’un voile de noirceur impénétrable et, derrière, au-delà, un vide incommensurable. Je m’étais endormi. Les rayons du soleil naissant me tirèrent de ma réflexion somnambulique pour me laisser choir dans la banalité du quotidien. Dehors, tout était gris. Il était grand temps que je la rejoigne.
3 Juillet 1996. J’avais 12 ans. Il était neuf heures du matin, j’avais bien dormi. Je pris un petit déjeuner copieux tout en regardant une rediffusion de Parker Lewis ne perd jamais (l’une des rares séries de l’époque à disposer de tout un arsenal de techniques, sinon cinématographiques, pour le moins originales, et qui permettait donc, par un montage particulier qui laissait volontiers apparaître toutes les ficelles, d’apprendre sans grande difficulté un vocabulaire de l’image qui manque encore aujourd’hui à beaucoup et dont on peut déplorer que l’enseignement n’en soit pas plus répandu dans les écoles, collèges et lycées), puis pris une douche rapide avant de sortir faire un tour à vélo. Si le vert est la couleur de l’espoir, alors la campagne en regorgeait. Des champs à perte de vue et, au-dessus, un ciel qui s’étendait jusqu’à l’horizon en une mer parsemée ici et là de nuages cotonneux pour aller se fondre harmonieusement dans l’infini de ce qui se trouvait au-delà. C’était un formidable espace pour l’imaginaire, une bouffée d’air frais pour des poumons qui depuis leur plus tendre enfance n’avaient respiré que l’air pollué des villes. Au collège, j’avais vu nombre de mes camarades tenter de ressembler à ceux dont on faisait désormais des héros à la radio, ces rappeurs qui jouaient de leur accent de racaille et à qui serait le plus viril et provocateur en se raclant la gorge, portant des baskets Nike et se couvrant de bijoux à la façon des rappeurs noirs américains ; l’heure n’était plus au lyrisme d’un MC Solaar. L’heure était à NTM. NiqueTa Mère. Résultat, au collège, une frange considérable de la population champêtre bourgeoise crachait, répétait inlassablement les seules insultes en arabe qu’elle connaissait et se prenait pour la mafia locale tout en souhaitant à tout un chacun d’aller niquer sa mère. En soi, c’était assez amusant. La plupart redoublèrent une, deux ou trois fois, quelques-uns seulement obtinrent leur brevet et aucun n’entra au lycée. Evidemment, je ne mentionne ici que la minorité qui cherchait à se faire remarquer par tous les moyens possibles et imaginables (du fourrage des serrures au chewing-gum aux fausses alertes au feu, en passant par les cigarettes et le shit – je ne dis pas, bien sûr, que je ne fis rien de tout cela). D’autres s’effaçaient en silence, jouaient au ballon, s’échangeaient des cartes, découvraient la masturbation de groupe ou bien encore restaient entre personnes raisonnables, ces dernières se trouvant souvent dans la seule classe germaniste de l’établissement, dont je faisais partie. Fait du hasard ou non, la moyenne de notre classe était tout simplement la meilleure. J’inspirai profondément, j’étais aux portes du cimetière.
La grille était ouverte, le gravier s’élançait telle une vague sur le goudron de la route. Je posai mon vélo contre le mur et entrai précautionneusement. Alors que j’entrais, le vent se mit à souffler et des images en noir et blanc vinrent me hanter pendant quelques courts instants l’esprit. They’re coming to get you, Barbara. Des tombes, tout au plus deux cents. Je lus quelques noms, longeai les allées, m’assis quelques instants sur une dalle de granit, puis pris enfin la direction de ce qui avait en tout premier attiré mon attention : un tombeau familial. Un cadenas brisé et une gille rouillée étaient tout ce qui empêcherait un intrus quelconque de se glisser à l’intérieur. Je n’osais pas entrer, je m’assis donc au pied de la grille, sur le gravier douloureux, avant de m’allonger carrément sur le matelas de petits cailloux pointus. Un ascète sur des clous. Au-dessus, des nuages paisibles, blancs, imperturbables dans leur cheminement céleste. J’entendais le vent faire frémir les feuillages, quelques corbeaux croasser dans les champs et le bêlement lointain des ovidés. Je m’endormis. Lorsque je rouvris les yeux, le ciel était noir et le silence régnait. Il faisait froid. Tout autour, les tombes n’étaient plus que des ombres inquiétantes qui s’élevaient du sol comme des poings et le tombeau, en face de moi, béait comme l’enfer dans une noirceur impossible. Mon cœur battait, je transpirais. Je me relevai doucement, de peur que le moindre bruit n’attirât l’attention. J’haletais. Alors que je sortais sur la pointe des pieds, je crus soudain qu’on me suivait : je jetai un regard furtif en arrière, mais rien, sinon un faible murmure dans les ténèbres, probablement le fruit d’une imagination trop fertile. La grille se referma derrière moi dans un grincement sordide.
Eline était somme toute une fille sympathique, d’un charme incertain et modérément belle, ce qui faisait d’elle une fille baisable. Je l’avais rejointe à 9 heures du matin. Elle m’avait accueilli dans son 12m² vêtue seulement d’une robe de nuit en satin sous laquelle ses formes rondes se développaient en courbes gracieuses. Je ne pus donc m’empêcher de la serrer fort contre moi après l’avoir embrassée, de lui plaquer mes mains sur les fesses avant de l’embrocher littéralement. Lorsque le réveil sonna, je lui caressais les lèvres doucement pendant son sommeil. Elle s’épilait régulièrement la vulve et ne laissait au-dessus qu’un léger triangle duveteux, c’était très agréable au toucher, surtout quand il s’agissait de lui lécher la chatte. Elle écarquilla les yeux, regarda rapidement l’heure ; elle avait oublié qu’elle travaillait, ce jour-là. Je reçus un bref baiser : elle devait partir. La porte claqua, j’étais à nouveau seul. L’université est pour beaucoup une épreuve de force : 10 à 20 heures de cours par semaine, plus ou moins 7 mois de cours et ce que cela suppose de temps libre. La liberté, c’est avoir la possibilité de se fixer ses propres règles, or il n’y a pas moins libre qu’un homme trop libre, qui en vient alors vite à désirer l’impossible : qu’on lui impose quelque chose, des responsabilités quelconques, du travail, des corvées ou même des tâches ménagères, fussent-elles les plus insignifiantes, du moment qu’on lui trouve quelque chose à faire. L’étudiant s’ennuie, réfléchit plus que de raison et sombre assez rapidement dans une forme de dépendance, quelle qu’elle soit : de l’art aux drogues, tout est bon. Ou alors il ne s’en sort pas : un travail à côté, il ne parvient plus à faire ce qu’on lui demande en cours, d’autant plus qu’il ne bénéficie pas du temps de réflexion qu’exige toute recherche universitaire ; il abandonne alors bien vite ses projets, se surpasse ou surnage difficilement à 10 de moyenne. La plupart abandonnent. Evidemment, le système français est particulier et engendre ses monstres : il y a les cancres, qui n’y arriveront jamais mais persistent, redoublent jusqu’à trois ou quatre fois leur première année, les profiteurs, qui se déclarent indépendants et restent inscrits tant que cela leur permet de recevoir les aides de l’Etat, les pauvres, parmi lesquels on trouve les deux types de personnes susmentionnées, assez peu de riches (ceux-là préfèrent généralement les grandes écoles et donc avoir un avenir professionnel), les individus issus de la classe moyenne, qui sont souvent trop riches pour recevoir des aides et trop pauvres pour habiter en ville ou passer le permis et, le cas échéant, avoir une voiture pour s’y rendre, sans compter les étrangers, notamment les Asiatiques, très nombreux. En réalité, mon expérience seule ne saurait en aucun cas rendre compte de la diversité sociale et culturelle qui régnait à l’université Domuse II, mais il est certain qu’en définitive il était extrêmement difficile de savoir si cette diversité était bénéfique ou non en l’absence de tout point de comparaison. Avec plus d’heures de cours, une sélection à l’entrée et des bourses conséquentes, la situation serait peut-être différente, mais rien n’était plus incertain. Ce qui était sûr, c’est qu’à un moment ou un autre, ça devenait insupportable. C’était donc, comme partout, une question d’adaptation et de survie.
J’avais déjà postulé pour plusieurs travaux, mais j’étais inexpérimenté. On m’avait finalement embauché dans une vidéothèque, La Caverne. Aujourd’hui, c’était mon premier jour. J’arrivai avec un quart d’heure d’avance, le responsable m’expliqua rapidement ce que j’aurais à faire et me laissa derrière la caisse, au milieu de centaines de DVD qui s’étalaient sur cinq rayons le long des murs et s’empilaient sereinement sur les étals disposés artistement au centre de la pièce, sur le linoléum blanc. Les vidéothèques, avec la fin du VHS et l’avènement des distributeurs automatiques, étaient devenues rares ; j’avais de la chance. Si je le voulais, je pouvais regarder un film en attendant les clients. Au hasard, je saisis Clerks, et insérai le disque dans le lecteur après avoir vérifié qu’il était en bon état (cela faisait aussi partie de mon travail). Malheureux hasard, c’était l’histoire de deux employés, Dante Hicks et Randal Graves, qui travaillent dans deux commerces voisins, une épicerie et une vidéothèque, et s’ennuient à mourir. Le film avait été réalisé en 1994 par un dénommé Kevin Smith, dans un noir et blanc de rigueur au contraste impeccable. Une bonne surprise. Mon premier client fut une cliente, non pas une belle et jeune demoiselle comme on rêverait d’en voir tous les jours et surtout dans son lit, mais un monstre du type amphore avec un derrière massif, desseins menus et un visage à la peau visiblement mal soignée et masqué par des lunettes grossières à double foyer, le tout vêtu d’un gilet mauve ample et d’un pantalon large façon sac poubelle – un véritable cliché, qui poussa le vice jusqu’à louer Le Journal de Bridget Jones, en me demandant de sa voix nasillarde si je ne connaissais pas d’autres films dans le même genre. Ouais, dans le même genre (je me retins d’ajouter un commentaire déplacé), on a Et si c’était vrai, College Attitude, Ghost, un classique, ou sinon vous avez aussi les films de John Hughes, plus vieux, mais on n’en a qu’un, Breakfast Club, son meilleur, avec Emilio Estevez et la bande qu’on appelait à l’époque the Brat Pack. Ah, Ghost, j’aime bien, oui ! Mais vous n’auriez pas des films plus récents ? Ah, eh bien, regardez là-bas, on a mis tous les films avec Hugh Grant sur le même rayon, il doit bien y en avoir un ou deux réalisés dans les années 2000. Merci, pendant un instant j’ai vraiment cru que vous n’aviez que des vieux films, ici ! Si elle voulait des films récents, ce n’était pas la peine de venir dans un endroit pareil, un distributeur automatique aurait suffi. On allait probablement bientôt retirer les Hitchcock (à part peut-être Les Oiseaux et Psychose), les Bergman, les Welles, les Fellini, les Pasolini, les Murnau et les Lang, m’avait fait remarquer le responsable, on avait déjà ôté les Truffaut et les Chabrol des étagères (enfin, Chabrol, ce n’était pas une grosse perte, avait-il précisé). A Domuse il ne restait plus qu’une seule vidéothèque spécialisée dans les vieux films, Les Temps Modernes, et c’était là que les connaisseurs s’abonnaient, ce qui laissait peu de marge aux autres dans le domaine étant donné que la demande n’était pas très élevée ; pour sa part, mon patron avait opté pour les séries B et Z, des films d’arts martiaux chinois aux classiques de chez Troma, tout y était, avec, pour s’assurer des revenus fixes, les derniers films sortis, tous genres confondus.
Nom de Moi, vous avez tous les Fulci ? Rachid était arrivé vers quinze heures en tenue de service, peu de temps après le départ de la grosse (elle avait finalement opté pour Titanic). Il me regarda, on aurait dit qu’il était retombé en enfance. Dans le lecteur, j’avais mis Bad Taste. On en était à la scène où Peter Jackson tombe d’une falaise et se fracasse le crâne sur un récif. Ah, sacré film ! On n’en fait plus, des comme ça ! Les années quatre-vingts, avec Evil Dead, Freddy, Re-Animator et Toxic Avenger, c’était quand même quelque chose ! On pouvait dire que le cinéma d’horreur tel qu’on le connaissait alors était né en 1960 avec le Psycho d’Hitchcock, sorte de transposition habile du roman gothique anglais dans une version cinématographique freudienne, à l’instar des films de la Hammer. En 1963, un Américain, Hershell Gordon Lewis, réalisateur de nudies, ces films stupides précurseurs du cinéma pornographique dont le seul attrait résidait dans l’exhibition de femmes dénudées, s’était inspiré du Grand Guignol français pour inventer le cinéma gore avec un film intitulé Blood Feast, au départ pensé comme une attraction censée rapporter beaucoup d’argent, sorte de train fantôme cinématographique. On avait fait venir, lors de sa sortie en salle, des ambulances et des médecins pour les cas de malaise et les évanouissements – il y en eut en effet un certain nombre. Enfin, en 1968, Romero fixa les règles du film de zombies avec Night of the Living Dead et Carpenter, en 1978, celles du slasher movie, avec Halloween. On peut dire que ces deux génies intellectualisèrent le cinéma d’horreur en lui donnant le goût grotesque et amer de la subversion. Les années quatre-vingts, quant à elles, avaient vu se prolonger plus avant la transgression initiée par les maîtres. Sur l’écran, Peter Jackson tentait tant bien que mal de replacer sa cervelle dans son crâne. Je préfère Braindead, quand même ! Rachid n’avait pas tort, Braindead, c’était quand même plus travaillé.
Il était tard, Rachid était parti à seize heures et je n’avais eu que trois clients de plus : deux minettes qui cherchaient un bon film d’horreur pour la nuit et un cinéphile d’une quarantaine d’années, les cheveux grisonnant légèrement et le regard éveillé, à la démarche assurée de celui qui sait ce qu’il veut et qui s’était présenté au comptoir Rage en main. Nous avions discuté quelques instants de l’œuvre de Cronenberg et nous étions convenu que c’était l’un des plus grands, tous genres confondus ; avant de partir, il avait réservé The Crazies, de Romero, qui n’avait pas encore été retourné. Un homme de goût, pensai-je. Quant aux deux minettes, elles étaient reparties avec Hostel ; elles ne seraient pas déçues, Eli Roth, petit protégé de Tarantino, m’avait déjà surpris avec Cabin Fever, une histoire classique de jeunes qui se retrouvent dans un coin paumé et meurent tous les uns après les autres d’une maladie étrange, et il s’était surpassé avec Hostel, film sadien s’il en était, avec ses hommes fortunés qui sacrifiaient à leur ennui d’infortunés jeunes hommes en les torturant avant de les tuer sauvagement. Il y avait même un zeste de poésie, dans cet œil exorbité qu’on sectionnait à la fin du film. Mais les jeunes filles, très mignonnes au demeurant, ne verraient probablement aucune référence à Un Chien Andalou ou à Salo. Peut-être les sous-estimais-je. Après tout que savais-je d’elles ? On pouvait être très surpris, de nos jours. J’avais même remarqué, avec le temps, que les plus belles filles avaient également tendance à développer une intelligence incroyable, peut-être une forme de rébellion contre l’image que la société leur renvoyait d’elles-mêmes. Peut-être étaient-elles aussi, tout simplement, des filles intelligentes qui avaient l’intelligence de se mettre en valeur. Impossible en tout cas pour moi de le savoir, je ne vivais pas leur vie.
17h30. L’heure d’affluence. Le grand rush. Une bonne vingtaine d’abonnés se succédèrent, me demandant conseil sur ceci ou cela, combien coûtait un retard, ce qu’il fallait faire en cas de dysfonctionnement du DVD ou de perte ; après cette épreuve, la tâche devint vite une routine et je pus me concentrer sur les images qui défilaient à l’écran tout en répondant aux questions et encaissant les paiements. Des images d’un autre monde. 1950. Orphée.
19h00. Fermeture. Eline était devant la porte qui m’attendait sagement. Son sourire laissait présager du pire, elle devait sûrement penser qu’on était un couple, désormais. J’étais épuisé, j’évitai soigneusement de l’embrasser sur les lèvres lorsqu’elle s’approcha pour me prendre dans ses bras, puis bouclai la boutique derrière nous avant de la raccompagner chez elle. Dehors il commençait à faire frais, mais la chaleur estivale persistait. Elle me raconta sa journée à la poste, pas très passionnante, tandis que j’observais l’assombrissement progressif du ciel et l’eau s’écouler lentement en contrebas, le long des quais. Il y avait des cygnes. Ils pataugeaient dans la crasse, leur plumage était gris de fange et ils semblaient baigner dans l’allégresse la plus totale. Eline posa sa tête sur mon épaule, passa son bras sous le mien et commença d’imaginer quel serait notre avenir, ou plutôt non, elle ne l’imagina pas, elle me le dépeignit. Cela ne pouvait rien augurer de bon. La bosse sur leur bec s’appelle un tubercule, ce qui en fait des cygnes tuberculés (Cygnus olor), palmipèdes de la famille des anatidés très communs en France et d’une taille allant d’un mètre vingt-cinq à un mètre cinquante-cinq. Au cours de la période de nidification, le volume du tubercule augmente chez le mâle, qui se fait alors plus agressif et défend parfois violemment son territoire. Contrairement à ce que dit la légende populaire, les cygnes ne s’unissent pas ad vitam aeternam et le mâle peut avoir plusieurs partenaires, briser son couple pour une autre ou, c’est une possibilité, rester semper fidelis, mais rien de plus incertain. On nomme cygneaux les petits du cygne. Aline me manquait terriblement. Arrivés devant l’entrée de son immeuble, nous nous embrassâmes sans amour, sans romance, sans même un regard tendre. Elle n’insista pas, je ne me sentais vraiment plus l’envie de passer la soirée en sa compagnie, ni aucune autre. Cependant je ne pus m’empêcher de changer d’avis lorsque je la vis se retourner, un air lugubre sur le visage, et je la suivis alors dans son modeste studio. La porte refermée, elle ouvrit mon pantalon, sortit mon sexe et téta comme un bébé.
Sur le chemin du retour, je repensai à ce que j’avais entrevu. A douze ans, le processus de rationalisation de la pensée est depuis déjà longtemps entamé, bien que quelques fantômes puissent encore errer de-ci de-là dans les recoins sombres de l’esprit. Une ombre, rien de plus, peut-être une voix, fluide et fluette, douce et apaisante, bien que proche du chuchotement, dans la ténèbre derrière les tombeaux, ou peut-être longeant les murs du cimetière à la lueur de la lune ; en tout cas j’avais senti quelque chose, une présence, le genre de phénomène qu’on ne parvient pas à s’expliquer mais qui tend avec l’âge à ne pas se répéter. Je me retournai plusieurs fois, par précaution, le cœur battant la chamade. Au-dessus les étoiles brillaient, en arrière frissonnaient les stèles. Lina. Avais-je bien entendu ? Le vent dans les feuilles, peut-être. Ou bien un mauvais plaisantin. Lorsque j’arrivai chez moi, je restai quelques instants devant l’entrée du terrain (on n’avait pas encore installé de portail, au grand dam de mon père). Les volets étaient fermés, le crépi, bleui par la nuit, et derrière des buissons bruissaient légèrement. La maison avait changé. Elle me semblait étrange. En regardant le gazon, noir, je pris soudainement conscience que toute une vie grouillait sous sa surface, comme sous une mer agitée par le vent. Ce n’était pas la première fois, mais à ce moment précis, c’était différent. Toute cette vie, tous ces êtres, tout cela disparaîtrait un jour, c’était inéluctable, et pourtant je ne comprenais pas, je ne parvenais pas à comprendre. Ce que j’ignorais, je l’ignore toujours, mais je disposais d’un avantage certain, désormais : Lina. Je décidai que le mot était beau. Lina. Un frémissement, rien de plus, doux, voluptueux, le nom d’une déesse. Ou d’un démon. Elle était à la fois tout et rien, un pur produit de mon esprit, un fantasme, un bruit. Minuit.
14 juillet 1996. Dehors, des fêtards et des pétards, partout, sous un ciel nocturne jonché de fleurs luminescentes. La fête nationale. Tout ce que j’en savais, à l’époque, c’était que le 14 juillet 1789, le peuple français avait pris la Bastille et deux siècles plus tard, il continuait à s’en féliciter. Il se lançait littéralement des fleurs. Ce soir-là un enfant reçut dans l’œil un éclat incandescent ; il serait borgne toute sa vie. Des feux d’artifice colorés pour aveugler un peuple qui ne demandait pas mieux, c’était sur ce principe que reposait selon moi la société française dans son ensemble. Le scintillement est produit grâce à de l’antimoine (51Sb), un métalloïde pnictogène. Une fille que je n’avais pas remarquée se tenait à mes côtés, sur la place du village ; on aurait dit qu’elle parlait une autre langue, venait d’une autre planète. Je quittai les cieux des yeux pour l’observer quelques instants. Elle sourit. Elle me proposa d’aller dans un endroit plus calme, peut-être nous promener dans les rues excentrées, probablement désertes à l’heure qu’il était. Je n’avais rien contre, d’autant plus que la présence massive de villageois tout autour de moi me donnait la nausée. Nous laissâmes donc derrière nous ces nuées de sauvages hébétés pour errer au loin, rejoindre le bois, au-delà des champs de maïs, où l’air serait plus frais. Nous y parvînmes en une petite demi-heure, en arrière la clameur abrutissante s’estompa peu à peu cependant que nous déambulions tranquillement, jusqu’à nous laisser comme seuls au monde. Libres. Pnictogène, ça veut dire étouffant, asphyxiant, précisa-t-elle. Maintenant nous pouvions respirer. Je m’appelle Aline, et toi ?
Lorsque nous fûmes au cœur du bois, protégés par des arbres raisonnablement élevés, nous nous assîmes côte à côte sur un tronc abattu. Comment tu sais tout ça ? Je suis enfant unique, je n’ai que ça à faire. Je veux comprendre le monde. L’univers. Ca risque de te prendre du temps ! Oui, mais j’ai tout mon temps. Tout mon temps. Moi aussi, je suis enfant unique, mais je préfère regarder des films et jouer aux jeux vidéo, j’avoue que le monde m’intéresse peu. Je comprends, à vrai dire le monde ne m’intéresse pas beaucoup non plus, ce qui m’intéresse, c’est ce qui se trouve sous sa surface. Quand j’étais petite je jouais aux Lego, j’assemblais les briques pour créer des châteaux ou des monstres avant de les démolir pièce par pièce ; j’adorais ça. Tu sais, tu es toujours petite. Oui, comme toi. Nous avons tout notre temps. Silence. J’ai froid. Je me vis lui passer le bras autour des épaules, mais je ne fis rien. Je crois que je rougis légèrement. Elle appuya sa tête contre la mienne. Je suais. Quand j’étais petit mon critère de qualité pour les films, les séries et les livres, c’était l’imagination. Si une œuvre ne se détachait pas assez de la réalité, elle était médiocre. Et ç’a changé ? Oui, depuis Resident Evil, que j’ai eu il y a peu de temps. C’est le réalisme, qui fait tout l’attrait du jeu. On s’y croirait, et pourtant ça n’a rien de réel, c’est ça, que j’aime. Je vois ce que tu veux dire. Ses cheveux sentaient la vanille, c’était apaisant. Le bois semblait dormir, parcouru par des bruissements légers et quelques ululements, la douce musique du cosmos. Il était tard, je lui proposai d’aller chez moi jouer à la console. Elle accepta joyeusement.
Je suis maintenant dans son bureau. A ma gauche s’élève une vidéothèque, à ma droite une bibliothèque, en face une ludothèque et derrière une discothèque. Il est assis à son bureau, moi sur une chaise métallique étrangement confortable. Je crois qu’il m’écrit.
Le premier scrutin eut lieu le 21 juin, je travaillais depuis déjà deux semaines à La Caverne. En arrivant à la mairie je présentai mes cartes d’électeur et d’identité, ramassai un nombre impressionnant de bulletins (tout y était : les chasseurs, les communistes, les révolutionnaires, les centristes, les libéraux, les nationalistes, la gauche, la droite, les verts, les roses, les rouges, les anarchistes – je me demandai quelques instants comment des anarchistes pouvaient avoir fondé un parti politique) et entrai dans l’isoloir la main chargée. Une fois derrière le rideau, je posai les petits bouts de papier sur la tablette, remarquant par la même occasion que les écologistes avaient fait imprimer leur propagande (celle que j’avais reçue deux semaines plus tôt), sur de grandes feuilles de papier non recyclées, et me retournai, mains derrière le dos. Au hasard je saisis un bulletin, que je glissai de suite dans une petite enveloppe sans même le regarder. Je sortis tout sourire, me présentai devant l’urne, glissai mon pli dans la fente. A voté. J’avais accompli mon geste citoyen, en bonne et due forme. La démocratie est une drôle d’invention. Elle consiste par le consentement du peuple à placer tous les pouvoirs entre les mains de quelques hommes, ce qu’en d’autres termes on nomme aussi oligarchie, à cette différence près qu’étant investie des plus hautes responsabilités par une nation dont la confiance lui est de facto accordée, cette petite communauté de dirigeants se voit alors contrainte, sinon d’accorder à ses électeurs tout ce qu’ils désirent, du moins de ne pas lui faire regretter son choix – autrement dit, lui faire désirer ce qu’elle veut lui imposer. Il faut bien jouer le jeu. On nous apprend très tôt que ce système est le meilleur qui soit en comparaison des autres et qu’il n’est pas d’autre alternative sinon la dictature, qu’on associe au régime monarchique qui précède la société telle qu’on la connaît aujourd’hui ; or, c’est faire bien peu de cas du fait pourtant si simple et si manifeste que la démocratie n’est rien d’autre qu’une monarchie déguisée. C’est un monarque, qu’on élit, avant que de désigner sa cour. On peut alors se poser la question de l’utilité de la démocratie. A quoi sert-elle, en effet, si elle n’est rien d’autre qu’une version édulcorée de ce à quoi elle est censée s’opposer ? Pour être franc, je change souvent d’avis sur le sujet, mais je crois me souvenir qu’en ces jours-là, mon idée était simple : faire voter le peuple, c’était lui donner l’impression de prendre part aux décisions nationales, et donc à son avenir. Le rendre acteur de l’Etat, de sorte qu’il ne lui vînt pas à l’esprit de remettre en question les fondements de notre société, mais plutôt de fulminer rageusement contre les hommes en place à la présidence et au gouvernement, en attendant les élections suivantes. En somme, la démocratie, c’était un garde-fou qui permettait au pays de ne pas constamment baigner dans la révolte. Diviser pour mieux régner.
En sortant je rejoignis Rachid et Li au République, un petit bar près de l’université, le long des quais. Dans le tramway, deux nègres riaient bruyamment, tandis qu’une vieille houspillait un adolescent pour ne pas lui avoir laissé sa place. Un Arabe se leva qui lui proposa la sienne, puis se mit en face de moi. Nos regards se croisèrent. J’étais gêné, sans trop savoir pourquoi. Mon système de valeurs venait de s’écrouler, si j’en avais jamais eu un. On ne trouve des pédophiles que chez les Blancs, notamment chez les prêtres ; les Juifs sont avares et fourbes ; les Beurs sont des voyous et des bandits ; les Noirs sont toujours gais et de bonne humeur ; les Asiatiques sont discrets et intelligents. La propension de l’homme à généraliser à partir de cas particuliers m’étonnait depuis longtemps déjà, mais ce qui m’étonnait le plus, c’était de me rendre compte que je pensais tout ça. J’y croyais. Il est tout à fait compréhensible qu’un homme bleu qui rencontrerait un homme vert pour la première fois de sa vie soit quelque peu méfiant, voire agressif. Lorsqu’on a peur, on devient violent. Mais des Noirs et des Arabes, j’en voyais tous les jours. C’est à ce moment précis que je compris que je n’étais pas raciste, attitude plus raisonnable à vrai dire, mais bien plutôt misanthrope. Je les haïssais tous autant qu’ils étaient. Ils babillaient. Ils gesticulaient. Ils pullulaient. C’était effroyable. Tous ces parasites me dégoûtaient profondément. Peut-être était-ce en raison de ce que j’étais par trop conscient de leur inutilité intrinsèque ainsi que de la mienne, ou bien parce qu’il m’était depuis longtemps clairement apparu que la vie n’avait pas de sens autre qu’elle-même. L’humanité pouvait disparaître, cela ne ferait aucune différence sensible. Je descendis rue de l’université, soit un arrêt plus tôt, laissai derrière moi tous ces gens avec soulagement et me rendis à pied au République. A l’intérieur, ça empestait le tabac, la bière et le café, mais c’était toujours mieux que les odeurs de transpiration des transports en commun. J’ai voté Le Pen. Rachid avait un air dépité. Je ne fus pas surpris par son choix.
Plus de deux heures que nous étions assis à cette table, et Li n’avait toujours pas dit un mot. Elle observait un type complètement ivre au comptoir, qui murmurait dans un galimatias incompréhensible, chantait de temps à autre des chansons paillardes et interpellait les nouveaux venus. Son teint bordeaux, ses yeux hagards et ses cheveux poivre et sel ne permettaient pas de lui donner un âge, mais il devait bien avoir dans les quarante-cinq ans. En tout cas, il faisait nettement plus vieux. Mon père aussi buvait beaucoup. C’était un homme très intelligent, pourtant, mais il était complètement déprimé depuis la mort de sa première femme et ma mère ne parvenait que rarement à le consoler. Avant de quitter la Chine, nous avons eu notre première vraie conversation. Il m’a dit qu’il m’aimait et qu’il était désolé, vraiment désolé pour tout. C’est la dernière fois que je l’ai vu. Li se mit à pleurer. Le type se tourna de notre côté, se rapprocha de notre table whisky à la main et tapota gentiment l’épaule de Li. Allons, ma p’tite demoiselle, faut pas être triste, le monde a beau être comme il est, vous êtes toujours en vie et c’est tout ce qui compte ! Il se retourna, prit son inspiration. FAUT PAS S’LAISSER ABATTRE ! AH, CA NON ! ILS VEULENT QU’ON VOIE TOUT EN NOIR, QU’ON SE LAISSE ALLER A GEMIR TOUTE LA JOURNEE, LES SALAUDS ! MOI JE DIS QU’ON DEVRAIT LEUR MONTRER UN PEU QU’SANS NOUS ILS S’RAIENT RIEN ! OUAIS, LA SOCIETE ! J’L’ENCULE, LA SOCIETE ! ET L’PRESIDENT AUSSI ! ET PIS L’GOUVERNEMENT ET TOUS CES CONNARDS QUI VIVENT SUR NOT’ DOS ! FAUT PAS S’LAISSER ABATTRE ! Il chanta :
Le type s’écroula sur le sol, gémissant et hurlant. Rachid se leva pour aller aider le barman à l’allonger sur une banquette en attendant qu’il décuve. Tout autour les consommateurs observaient la scène, passifs. Li demeurait silencieuse, des larmes au bord de ses petits yeux noirs. Je ne dis rien. Il n’y avait rien à dire. Lorsque Rachid se rassit, il la prit entre ses bras, la serra fort contre lui et se mit à lui caresser les cheveux. Ces deux-là s’aimaient. Dehors, les pots d’échappement vomissaient une fumée grisâtre et âcre, la pluie commençait de tomber et le ciel s’assombrissait lentement. Entre chien et loup. Au fond de la pièce, près des toilettes et dans l’obscurité, une jeune fille lisait tristement un livre, probablement de Breton, mais il m’était difficile de distinguer les lettres sur la couverture. Elle ressemblait beaucoup à Aline. Le type, ivre mort, reprit : j’ai vu ses yeux de fougère s’ouvrir le matin sur un monde où les battements d’ailes de l’espoir immense se distinguent à peine des autres bruits qui sont ceux de la terreur et, sur ce monde, je n’avais vu encore que des yeux se fermer. La fille leva les yeux, sembla profondément surprise, peut-être même émue. C’était donc bien du Breton. Tous deux se regardèrent quelques instants, puis chacun s’en retourna à ses occupations. Etrange journée.
Je déchargeai dans sa bouche. Elle se leva pour aller recracher le tout dans la cuvette des toilettes, tira la chasse et se brossa longuement les dents. Eline savait s’y prendre pour sucer, c’était indéniable. Elle me prépara ensuite un bon repas, durant lequel nous parlâmes assez peu, puis nous regardâmes un film que j’avais pris à la Caverne en partant, Attache-moi, avant d’aller nous coucher. Avant de m’endormir, je la baisai froidement. C’était probablement la dernière fois que nous nous voyions. Le lendemain je me réveillai seul dans le lit et partis en laissant un petit mot, Désolé, je pense qu’il faut qu’on arrête là. Lorsque je refermai la porte derrière moi, je sentis une légère douleur dans mon abdomen ; entre nous c’était fini. C’est toujours dur, de larguer quelqu’un, même si on ne ressent rien pour la personne. Il paraît qu’il y a des gens qui ne ressentent rien et qui font ça presque avec plaisir,je ne les comprends pas. Eline était une fille bien, mais je n’avais rien à faire avec une fille comme elle, nous n’avions rien en commun et lorsque je la pénétrais je n’éprouvais rien de particulier, pas même le léger spasme qui me parcourait habituellement la queue au moment où mon pénis se trouvait tout d’un coup recouvert de mouille. La cyprine est sécrétée par les glandes de Bartholin et permet de lubrifier les parois internes de la vulve ainsi que les petites lèvres, le but étant de faciliter la pénétration lors du coït ; il va de soi que la production de cyprine dépend de l'état d'excitation dans lequel la femme se trouve. Aline... Je décidai d’aller errer de par les rues de Domuse, au risque de me faire à nouveau agresser, mais peu importait. Cette ville était belle et chaque fois que me laissais glisser le long de ses ruelles à l’ombre de ses immeubles anciens et de ses églises gothiques il m’était impossible de me contenir, tout en moi se mettait à tournoyer et rien ne pouvait plus mettre fin à mes rêveries pédestres sinon les tours H.L.M. grises qui culminaient en périphérie, d'effroyables tours de babil qui s’élevaient comme des poings jusqu’au ciel.
Je rentrai tard le soir, épuisé. Rachid et Li n’étaient pas là. Le sommeil s’empara de moi sans crier gare.
15 juillet 1996. Aline et moi nous étions endormis côte à côte, dans les bras l’un de l’autre. La console était restée allumée toute la nuit et c’est sur la musique de Mario Bros que nous revînmes en douceur à la vie. On pouvait entendre au-dehors quelques oiseaux chanter et les arbres bruire légèrement sous l’effet d’une brise. Je me sentais vraiment bien, quoiqu’un peu gêné de la situation. Mes parents nous avaient probablement vus, en tout cas ils savaient qu’Aline avait dormi là. J’éteignis la Nintendo, me rhabillai en toute hâte et laissai ma nouvelle amie seule dans la chambre afin qu’elle pût avoir un peu d’intimité, et surtout pour ne pas la voir toute nue, ou presque. C’est étrange, cet âge auquel on donnerait tout pour voir une fille dans le plus simple appareil, alors qu’en réalité, dès que l’occasion se présente, on fuit (parfois dans tous les sens du terme, d’ailleurs). Dans la cuisine, deux bols de chocolat chaud nous attendaient et je fus soulagé de découvrir que mes parents étaient sortis faire un tour au village, peut-être pour acheter du pain ; en tout cas leur voiture était toujours garée devant la maison, ce qui signifiait qu’ils étaient à pied et qu’ils ne reviendraient pas trop tôt. Aline et moi discutâmes longuement pendant le petit déjeuner, l’un comme l’autre ignorant que durant les années qui suivraient cette petite scène matinale se répèterait chaque semaine, tous les samedis, un petit rituel au cours duquel nous nous dirions tout, absolument tout. Notre petit truc à tous les deux. Le petit déjeuner terminé, je la raccompagnai chez elle et, de retour chez moi, passai la journée entière à repenser à cette nuit que nous avions passée ensemble, innocente et pourtant si intense que jamais plus je ne connaîtrais de pareil bonheur. Au cours de l’adolescence, le processus rationnel tend à envahir tous les domaines de la vie, jusque dans les détails les plus insignifiants, dès lors tout plaisir ne peut plus surpasser ceux de l’enfance en tant que chaque moment n’est plus vécu pleinement mais seulement par bribes, un peu comme si le spectre de la lumière blanche se réduisait peu à peu à une seule de ses couleurs.
A onze ans, l’homme présente une forte propension à l’introversion, qui tend à s’accentuer pendant quelques années, jusqu’à disparaître plus ou moins tôt selon les individus, voire jamais ; aussi Aline et moi ne nous vîmes que de façon assez sporadique au cours de l’été 1996. Je n’en passai pas moins les meilleurs moments de ma vie. Mais tout est relatif. A l’époque, je pensais que la meilleure année de ma vie était déjà loin derrière moi, en ces temps où ma nourrice me gardait encore et où sa fille, Isaline, et moi, regardions en cachette des films d’horreur. D’une façon ou d’une autre, les meilleurs moments ne peuvent se trouver que dans un passé révolu, mais ce n’est là que le résultat d’une certaine manière de penser et de se souvenir. Aline disait que c’était tout à fait logique de considérer les choses de la sorte, puisque le phénomène physique d’entropie fait qu’irrémédiablement tout, absolument tout dans l’univers, est voué à passer d’un ordre idyllique au désordre le plus anarchique. Il n’y a pas d’échappatoire : le processus de vieillissement commence in utero, une perte progressive et significative des neurones s’enclenche en moyenne dès l’âge de vingt ans et nous savons tous comment l’histoire se termine. Une mère qui donne la vie donne la mort. Ce n’est qu’une semaine plus tard qu’Aline et moi nous revîmes, presque par hasard. Je la croisai sur le chemin de la poste (j’allais déposer la déclaration d’impôts de mes parents) et lorsqu’elle m’aperçut, elle se jeta dans mes bras comme une petite fille dans ceux de son père. La discussion fut courte, tout juste le temps de nous donner rendez-vous à l’étang dans l’après-midi.
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