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Matrix


Matrix Année : 1999

Titre original : Matrix

Réalisateurs : Andy et Lana Wachowski

De jour, M. Anderson travaille pour une entreprise spécialisée dans la conception de programmes informatiques ; de nuit, ce dernier se fait appeler Neo, s'adonne au piratage et fournit à des clients pour le moins étranges des disques de données tout aussi suspects. Il ne le sait pas encore, mais son existence est sur le point de changer radicalement lorsqu'un message apparaît soudain sur son écran : des lettres vertes sur fond noir qui le sortent d'une torpeur léthargique, l'invitant à suivre de ce pas le lapin blanc. Et ce lapin, c'est un tatouage coloré sur l'épaule d'une jeune adepte de la mescaline, qui l'invite avec ses amis à l'accompagner en boîte de nuit. Là, sur fond de musique électronique, de danse primaire et de drogue, Néo rencontre Trinity, brune séduisante au teint blafard, hacker elle aussi, qui lui propose de rencontrer un certain Morpheus, seul homme au monde capable de le renseigner sur ce qu'est la Matrice. On peut dire qu'en tant que pirate, cela lui tient à coeur. Raison pour laquelle il décide d'accepter. C'est dans une pièce poussiéreuse où trônent deux fauteuils fatigués par le poids des ans qu'a lieu l'entretien : Morpheus, lunettes miroir dépourvues de branches sur le nez, propose à son invité de découvrir la vérité sur le monde dans lequel ils vivent - il lui faudra cependant faire un choix, qui se présente sous la forme de deux pilules, l'une bleue, qui permet de tout oublier de ces quelques instants et de retourner aussitôt dans l'anonymat d'un quotidien machinal et répétitif, et l'autre rouge, qui permet d'ouvrir enfin les yeux et de découvrir ce qui se cache au-delà des apparences et des faux-semblants. Sans surprise, Neo s'empare, après un court instant d'hésitation, de la pilule rouge et l'avale. Après une transition douloureuse - il est, à l'instar d'Alice, comme aspiré par un miroir -, ce dernier se réveille dans une sorte de couveuse, au milieu d'un véritable champ d'êtres humains qui se dresse à la verticale, s'élevant à l'infini dans les airs et s'enfonçant à des profondeurs abyssales dans la Terre. Libéré de son cocon, Neo se retrouve bientôt à bord du Nebuchadnezzar, dans lequel se trouvent Trinity, Morpheus et quelques membres d'équipage aux noms tout aussi symboliques qu'improbables. Morpheus lui apprend que c'est là le "désert du réel", les machines ayant depuis des lustres réduit les humains en esclavage. Et la Matrice ? La Matrice n'est autre qu'une simulation, sorte de réalité virtuelle dont l'unique but est de maintenir l'humanité dans un état de totale soumission par le truchement d'un rêve commun des plus réalistes. Pourquoi ? Eh bien, pour utiliser, ou plutôt pomper, l'énergie que produit en abondance le corps humain. Mais Neo est l'Elu, "the One", anagramme oblige, et c'est lui qui réveillera ses congénères, vaincra les machines et sauvera les hommes de leur emprise. Reste à savoir s'il est vraiment celui qu'il pense être et de quelle manière il s'y prendra...

S'il est un film de la fin du vingtième siècle qui contamina durablement l'imaginaire collectif et la culture populaire, tout en définissant pour les années à venir une esthétique nouvelle sans être révolutionnaire pour autant, c'est bien, vous l'aurez compris, l'oeuvre des frères Wachowski. Pourtant, nous allons voir au cours des lignes qui suivent que les réalisateurs se sont en grande partie contentés de rendre hommage aux artistes et créateurs qu'ils admirent et qui les ont ici directement influencés, le scénario, souvent contradictoire et farci de références parfois un peu lourdes, servant en réalité de prétexte pour noyer les spectateurs sous un déluge d'effets visuels saisissants et de clins d'oeil aussi divers que variés. L'étude des références tous azimuts et de la cohérence (ou plutôt de l'incohérence) esthétique du film nous permettra de comprendre en quoi Matrix prône, en dépit des apparences, un message en contradiction totale avec son propos, car il s'agit bien là, non pas, paradoxalement, d'un procès de la Matrice (notre monde et le système dont nous sommes plus ou moins esclaves ou prisonniers), mais d'une véritable déclaration d'amour à la Matrice. Comme le disait Jean Baudrillard : Matrix est "un peu le film sur la Matrice qu'aurait pu fabriquer la Matrice". Preuve en est l'absence de révolution consécutive à sa vision par des millions de consommateurs hébétés.

Revenons-en tout d'abord aux jeux de références dont nous abreuvent les frères Wachowski dans Matrix. Les spectateurs avertis auront remarqué dès les premières minutes que la présence de Keanu Reeves dans le rôle principal n'est pas un hasard, ce dernier ayant auparavant interprété le personnage éponyme de Johnny Mnemonic (1995, Robert Longo), dont le cerveau détenait dans ce film des informations capitales - bien qu'il l'ignorât (subjectif imparfait) - qu'une multinationale sans scrupules cherchait à récupérer par tous les moyens. Dans les deux cas, il s'agit d'une oeuvre de science-fiction dont le héros se retrouve traqué sans vraiment savoir pour quelle raison (du moins au début) dans un univers cyberpunk directement inspiré par les écrits de William Gibson, qui initia le genre et le mouvement par la publication de son premier roman, Neuromancer, en 1984. On notera par ailleurs que Johnny Mnemonic était une adaptation d'une nouvelle du même auteur publiée en 1986 dans le recueil intitulé Burning Chrome. Mais le rapport avec l'oeuvre complexe (et parfois difficile à lire, par sa forme avant-gardiste et poétique) de William Gibson ne s'arrête pas là : le titre même du film, Matrix, renvoie à l'un des principaux éléments des romans du maître, la matrice (qui porte effectivement ce nom dans ses livres), à laquelle il est fréquemment fait allusion sans nécessairement que l'on sache de quoi il s'agit exactement - d'où, peut-être, la quête de Néo, qui tentera d'apporter une réponse toute cinématographique à ce mystère technologico-littéraire. Et puisque nous en sommes aux références littéraires, il en est une autre qu'il serait dommage de manquer ici, ce d'autant plus qu'elle n'est pas tout à fait pertinente au sein du film des frères Wachowski : comment ne pas penser aux écrits d'un certain Philip K. Dick lorsque le protagoniste principal apprend que la réalité n'est pas ce qu'elle semble être - ou plutôt, que cette dernière ne fait que sembler être ? Que pour les machines, il s'agit de simuler pour stimuler ? Malheureusement, les réalisateurs ne poussent pas la logique de leur propos jusque dans ses conséquences dernières, les héros ne se demandant pas une seule seconde s'il ne sont pas encore dans la Matrice une fois "sortis" de cette dernière. Une telle mise en abîme aurait pourtant apporté beaucoup au film, puisqu'il serait ainsi sorti du piège infernal des contradictions qui le sous-tendent tout en y introduisant une ambivalence salutaire, un doute source de nombreux questionnements pour des spectateurs un peu mieux considérés. Mentionnons enfin les nombreuses citations du célèbre texte de Lewis Carroll, j'ai nommé Alice au pays des Merveilles, ainsi qu'à sa suite, Alice à travers le miroir. Il faut rappeler ici que, dans les deux cas, c'est dans un monde fictif qu'Alice se rend, dans un monde tout aussi fantaisiste que fantastique, le temps, justement, d'une fiction narrative à l'écriture vertigineuse. En somme, la fiction s'y donne pour ce qu'elle est, du rêve, du fantasme, de l'imaginaire contrôlé, rassurant, propre à nous extraire pendant quelques heures de la pesanteur du monde réel. Or, dans Matrix, c'est justement lorsque Neo s'apprête à découvrir enfin le soi-disant monde réel, qu'il est comparé par ses nouveaux amis à l'héroïne de Carroll. De même, on le surnomme également Dorothy, comme la petite fille du Magicien d'Oz, la référence semblant, a priori, tout aussi inappropriée. Nous allons voir de ce pas que ce paradoxe n'est peut-être pas si paradoxal que cela.

Il est bon, parfois, de se rappeler qu'un film, ce n'est jamais qu'un film. On se prend d'ailleurs souvent à s'exclamer, devant telle ou telle scène abracadabrante, "c'est bien du film, tiens !", ou bien encore, "il n'y a que dans les films qu'on voit ça !". Très juste. Et dans le cas de Matrix, il est d'autant plus important de le dire que l'oeuvre des frères Wachowski semble vouloir s'affranchir de son statut de fiction. Mais les apparences sont trompeuses, et les images ne mentent pas aussi bien qu'on pourrait le croire. En effet, si les créateurs de Matrix ont pris le soin de bien distinguer le monde réel du monde - réel ? - en plaçant un filtre vert sur toutes les scènes qui se déroulent dans un univers simulé par ordinateur, ils n'ont cependant pas lésiné sur les moyens concernant les images générées, justement, par ordinateur, dans ce qu'ils nous présentent comme étant le désert du réel : vaisseaux spatieux, robots-pieuvres gigantesques (les pieuvres symbolisant bien sûr l'ubiquité tyrannique des machines, lointain clin d'oeil, si l'on peut dire, au 1984 de George Orwell) et champs d'hommes à perte de vue, tout concourt à nous en mettre plein les yeux, si bien qu'en réalité les deux mondes que les réalisateurs s'évertuent à opposer et proposer fonctionnent sur le même mode esthétique - ce sont, en somme, les deux faces d'une même pièce. Et pour cause : le monde réel présenté n'a bien évidemment rien de réel. Leur dichotomie, qui finalement ne concerne que l'opposition du rêve au cauchemar - de sorte que lorsque les héros se réveillent, ils s'endorment du même coup -, sert donc avant tout des ambitions visuelles qui, il faut le dire, furent atteintes avec une rare virtuosité : le film dans son ensemble est extrêmement beau, proposant au passage des plans inédits (ou presque) sur lesquels on ne reviendra pas ici, tout en se réappropriant les codes de divers supports et genres, du film d'arts-martiaux aux mangas en passant par les grands films d'action à l'américaine des années quatre-vingts et les jeux vidéo. De cette manière, Matrix affiche clairement sa volonté de s'intégrer au panthéon des grandes fictions de son temps, entre tradition et modernité. Il semblerait, à bien y regarder, que la matrice soit amatrice d'elle-même.

Ou plutôt, qu'elle fasse, par le truchement de l'oeuvre des frères Wachowski, ce qui constitue l'une de ses plus belles déclarations d'amour envers elle-même : en nous offrant ainsi la révolution sur un plateau d'argent (le titre du troisième opus, Matrix Revolutions, n'a certainement rien de fortuit), la Matrice prouve sa bienveillance tout en assurant sa propre survie, par catharsis interposée. Le fantasme de destruction d'un certain système, d'un certain mode de vie, d'une certaine existence en bref, qui parcourt notre société dans son ensemble, est en quelque sorte vécu par procuration, l'absence de transcendance de notre époque se trouvant par la même occasion transcendée par l'idée qu'être un professionnel de l'informatique, c'est donner du sens à sa vie, puisqu'il est possible de devenir un héros du jour au lendemain, tout simplement en restant bien sagement assis derrière son écran, à attendre qu'on frappe à la porte. Il s'en faudrait de peu pour penser que Matrix est une publicité géante pour les ordinateurs, le net et les jeux vidéo, qui, à l'époque, prenaient de plus en plus d'ampleur sur le plan économique au sein des sociétés consuméristes. Le slogan pourrait se traduire comme suit : "Achetez, vous êtes l'élu." "The one", en anglais, mot qui n'est autre que l'anagramme de Neo, ce pseudonyme renvoyant lui-même à l'idée de nouveauté si chère aux publicitaires. A ce sujet, nous remarquons sans mal ici que c'est sous son pseudonyme qu'Anderson acquiert la capacité de s'extraire du monde dans lequel il évolue pour rejoindre un monde post-apocalyptique idéal, si l'oxymore est ici permis, ce qui prouve une fois de plus, s'il est besoin, que sa quête le mène exactement là où il voulait aller sans forcément en avoir conscience : dans son écran, celui-là même qui fait écran à sa vie. Car ce n'est pas sans raison que notre réalité nous est présentée dans le film comme une succession de bureaux et de rues identiques et sans fin : le monde réel vous ennuie, semble nous dire la Matrice, eh bien, ne vous inquiétez pas, nous avons le remède. Il vous appartient néanmoins de choisir. Alors, que préférez-vous ? La pilule bleue, ou la pilule rouge ?

En résumé, le propos de Matrix ne tient, comme on dit, pas la route, tant il est incohérent, contradictoire et démagogique. Nous ne sommes pas revenus sur les aspects bibliques de l'oeuvre, assez évidents pour qu'on puisse se passer de les analyser ("You're my personal Jesus Christ", s'exclame au tout début l'un des clients de Neo, futur sauveur de l'humanité qui tient tout autant du Christ que de Moïse et de Bouddha), ni sur l'aspect maternel des machines, évoqué par le nom même de la Matrice ("Big Mother is watching you."), qui n'est pas sans rappeler que notre société se féminise et se maternise à outrance depuis plusieurs dizaines d'années déjà, la métaphore des couveuses amplifiant considérablement cette particularité de la Matrice. Esthétiquement, le film tient en revanche toutes ses promesses, même si certaines images de synthèse peuvent aujourd'hui paraître quelque peu dépassées, ce qui fait de Matrix un spectacle agréable en dépit de quelques longueurs, dues notamment aux nombreux discours pseudo-philosophico-religieux qui parsèment cette réalisation. Sans atteindre le statut de chef-d'oeuvre, le film des frères Wachowski, bien que largement inspiré par le Dark City d'Alex Proyas sorti un an plus tôt, parvient sans mal à se hisser à celui de classique des années quatre-vingt-dix, et plus encore à celui de film culte pour toute une génération de geeks et d'éternels enfants. Mais à ce propos, si nous nous comportons encore comme de vrais enfants à l'âge adulte, n'est-ce pas, justement, parce que la Matrice n'a de cesse de nous materner ?

Note : 8.5/10


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