Année : 1989
Titre original : Tetsuo
Réalisateur : Shinya Tsukamoto
Un homme s'entaille la cuisse avec un scalpel, puis enfonce un tuyau fileté dans la plaie. Très vite, il s'aperçoit que des vers ont infesté
sa blessure. Pris de panique, il se rue hors de chez lui pour crier au monde sa souffrance - une voiture le fauche. Son conducteur, un Japonais
portant lunettes et costume de travail, dont on apprendra plus tard qu'il s'est débarrassé du corps avec sa femme
afin qu'on ne découvre pas ce meurtre involontaire,
se retrouve alors dans une spirale infernale, se métamorphosant petit à petit en homme de métal, en homme-machine. Poursuivi par sa victime,
revenue, semble-t-il, d'entre les morts, il finira par fusionner avec elle et tous deux, devenus tank humain rongé par la rouille,
s'en iront alors parcourir les rues de
Tokyo pour en finir avec ce monde, le conquérir et le changer - le transformer à leur image.
Shinya Tsukamoto, 26 ans, met deux ans pour réaliser son film entièrement seul, ou presque - il en est tout à la fois le producteur,
le scénariste, le monteur et le principal acteur. Ce film, ou plutôt cet OCNI (Objet Cinématographique Non Identifié),
c'est Tetsuo, tourné en 16mm et en noir et blanc, caméra
sur l'épaule, avec une musique d'avant-garde et des effets spéciaux faits maison. Le résultat, d'une durée d'une heure environ, surprend,
déroute et captive : une fois les premières minutes passées, le spectateur est comme hypnotisé, incapable de détourner les yeux des images
improbables qu'il voit défiler à toute allure sur l'écran. Cette expérience, il la vit pleinement : tout son corps est traversé par des
émotions variées et contradictoires, prisonnier d'une f(r)iction tout à la fois chaotique et poétique, qui n'est pas sans rappeler le
cinéma de David Cronenberg. Au bout du compte, il sort changé, peut-être un tantinet sonné, voire abasourdi, mais une chose est sûre :
il n'est pas prêt d'oublier ce qu'il vient de voir et de vivre. Quand bien même aurait-il interrompu son visionnage bien avant le générique.
En d'autres termes, Tetsuo n'est pas qu'un film -
c'est une oeuvre d'art à part entière.
Une oeuvre difficile et dérangeante, cependant : à cause, ou plutôt grâce à un 16mm au grain plus que gras,
l'image est sale, et le noir et le blanc contrastés n'arrangent rien, qui accentuent
l'aspect métallique et rèche de l'ensemble - c'est d'ailleurs toute l'esthétique de la réalisation de Shinya Tsukamoto qui tourne autour
de ce matériau particulier qu'est le métal.
La musique, qu'on dirait faite à partir de bruits de casseroles et de carosseries, de grincements de tôle et
de crissements pour le moins crispants, accompagne des plans de rouille, d'acier, de fer et
de fusion douloureuse entre l'homme et le métal, qui,
souvent mouvementés et montés à un rythme tantôt lent, tantôt frénétique, semblent tout droit sortis du cerveau d'un dément possédé par le démon
du monde moderne.
Tout est d'une extrême violence, dans ce Tokyo-là.
Le sang, noir comme du pétrole, coule à flots, et la sexualité prend des formes multiples, de l'hermaphrodisme au
renversement radical du rôle des hommes et des femmes, en passant par une scène de copulation d'anthologie, dans laquelle le protagoniste
principal pourfend sa belle avec la foreuse qui lui tient lieu d'organe génital. En réalité, Tetsuo
semble être un véritable hymne à la violence mécanique. Et la surenchère qui le sous-tend culmine bien évidemment au cours de la scène
finale, où les deux hommes se fondent l'un dans l'autre après un combat épique, se confondent
pour devenir un véhicule de guerre armé jusqu'aux dents - c'est le cas de le dire - et surtout d'un bras-canon qui n'est
pas sans rappeler celui d'Astro Boy ou bien encore de Megaman, dont les aventures vidéoludiques commencèrent justement en 1987 sur Nes, la première console de salon de
Nintendo.
Cette ressemblance n'a par ailleurs rien de fortuit, puisque le générique se termine sur un "Game Over" de toute beauté. Car en effet l'univers
de Tetsuo ne se concentre pas uniquement sur le rapport entre l'homme et le métal, puisque ce n'est là qu'une
métaphore, une image forte et marquante qui permet à l'auteur d'aborder, en réalité, la manière dont les individus issus des pays industrialisés
sont fascinés et façonnés par leur propre technologie, dont cette dernière s'intègre à leur existence, à leur corps, à leur âme, les transformant
irrémédiablement et pour toujours en hommes-machines monstrueux. En témoigne la progression même du film, qui va crescendo : le bureaucrate japonais
remarque tout d'abord dans le miroir un petit bout de métal sur sa joue, puis sa main, comme dans l'Evil Dead (1987) de Sam Raimi,
se retourne contre son propriétaire après s'être couverte de rouille, son corps finissant par devenir lui-même un immense amas d'excroissances
métalliques. Cette progression, typique d'un grand nombre d'oeuvres de fiction, et notamment des jeux vidéo (s'il est toutefois permis de les considérer ainsi),
contamine donc Tetsuo, dont les corps et décors entretiennent de bien étranges relations avec les écrans
de télévision, comme c'était d'ores et déjà le cas dans le Vidéodrome de David
Cronenberg. L'homme, dans cette relation, se fait violence pour accepter ces images qui le traversent de part en part, à l'instar des tuyaux
de fer qu'il s'insère sous la peau, mais y prend, paradoxe suprême, un plaisir inavouable.
C'est ce plaisir secret, perçu dans les cris d'horreur et de rage et les hurlements de souffrance et de jouissance des protagonistes,
qui perturbe le plus. A la fin,
les deux hommes devenus tank humain se réjouissent de leur condition nouvelle, en dépit de la douleur qui en résulte - ou bien plutôt
justement parce qu'en résulte une douleur. Indicible, ce plaisir masochiste serait donc ce qui pousse les personnages du film de Tsukamoto
à agir comme ils le font : la femme du bureaucrate, effrayée d'abord à la vue de l'engin monstrueux avec lequel son mari de métal entend
accomplir son devoir conjugal, le frappe et se défend, lui plante un couteau dans la gorge et le repousse de toutes ses forces, avant
de se jeter sur lui, de l'embrasser et de le chevaucher sauvagement - au prix de sa vie. En fait d'éjaculation, le sang gicle sur les
murs. Elle meurt empalée sur l'objet de ses désirs, l'amour et la mort en une courte étreinte entremêlés.
Et lui de continuer à muter, sans cesse, agonisant et renaissant tout à la fois, tel
le phoenix. Inévitable, le changement l'inquiète, lui aussi, l'angoisse et le pousse même à se cacher à la vue des autres. Jusqu'à ce que
cette peur se mue en curiosité malsaine, l'attire et l'aspire entièrement dans un monde nouveau, dans un corps autre, dans un univers où
la mort, vivace, emporte tout avec elle dans un élan de fureur et de folie. En somme, Tetsuo fait de la mort
le moteur de toute action humaine - et de notre évolution, fruit d'une discipline de fer.
William Gibson a dit de Tetsuo qu'il s'agissait là du premier véritable film de la mouvance cyberpunk,
dont il fut l'un des pionniers,
et ce non sans raison. Tout y est : crasse, univers chaotique en apparence post-apocalyptique ou presque (la rouille ronge même ce qui bouge),
êtres humains dépassés et contaminés par leurs propres outils technologiques, piégés dans les méandres d'un monde cauchemardesque
qui perd peu à peu de sa réalité pour devenir
de plus en plus virtuel, implants sous-cutanés, hybridations progressives entre l'homme et la machine et noirceur infinie de l'atmosphère
dans laquelle baigne l'ensemble de l'oeuvre.
Une science-fiction proche de nous, donc, mais sombre à l'extrême, où des personnages à la puissance dévastatrice menacent de réduire un jour à néant
l'humanité, le titre du film, Tetsuo (qui signifie littéralement "homme de fer" en japonais),
rappelant étrangement le nom de l'un des personnages principaux
d'Akira (1980), le célèbre manga de Katsuhiro Otomo, dont les pouvoirs sont comparables à ceux qu'acquièrent les deux hommes
en fusionnant à la fin du grand classique qui nous intéresse ici. Pour conclure, tout cinéphile digne de ce nom se doit d'avoir au moins une fois vu, ou plutôt
vécu le viscéral Tetsuo, que ce soit pour lui vouer un culte ou le détester à tout jamais - dans tous les cas, une chose est sûre : on
n'en sort pas indemne. Alors, éteignez la lumière, allumez votre téléviseur, installez-vous confortablement dans votre canapé,
votre siège ou votre fauteuil, ouvrez grand les yeux et mettez le son mono d'origine à fond, car Tetsuo,
c'est avant tout l'histoire d'un amour fusionnel entre un spectacle et son spectateur.
Note : ?
Werna 2009-2023