Année : 2005
Titre original : The Machinist
Réalisateur : Brad Anderson
Trevor Reznik, ouvrier qualifié, vit une existence d'insomniaque morne et triste où la routine quotidienne semble avoir
pour toujours figé le temps. Squelettique, il mange à peine, même lorsque sa prostituée de petite amie lui
propose de lui cuire un oeuf ou qu'il boit son café rituel à l'aéroport, servi par la belle Maria tous les
jours à la même heure - 1h30 -, l'horloge en panne ne cessant de l'indiquer, encore et encore. Malgré la routine, la roue tourne.
Et Trevor finit par faire une rencontre fatidique sur le parking de l'usine dans laquelle il travaille. Ivan, un homme étrange
qui le captive et le capture dans une étrange machination. C'est à cause de ce dernier que Miller, son collègue, finira
le bras coupé par une machine. Et c'est également lui qui le mènera de lui-même à lui-même dans un jeu de miroirs sans fin,
lui permettant au passage de découvrir qui il est vraiment. Au terme d'une interminable enquête, Trevor découvrira,
malgré ses réticences premières, ce qu'il aurait préféré ne jamais se rappeler : un an plus tôt, il renversait un enfant
sur la route avec sa belle voiture rouge. La mère - Maria, qui n'a, en réalité, jamais travaillé à l'aéroport - se précipita pour
tenter de sauver son fils, cependant que Reznik prenait la fuite. Rongé par la culpabilité, travaillé psychologiquement
par son double, Ivan, sa mauvaise conscience autrement dit, Trevor finit par se rendre à la police,
qui l'enferme alors dans une cellule blanche. Sur son T-shirt, le mot "justice", que souligne une voiture de course, semble confirmer
qu'il a fini par faire le bon choix. Il peut enfin dormir tranquille.
Avec The Machinist, Brad Anderson reprend le thème américano-chrétien
de la faute originelle et du sentiment de culpabilité qui en découle. Ici, la volonté qu'a le protagoniste de nier
la réalité de son acte provoque son emprisonnement intérieur, un blocage dont il ne pourra paradoxalement se libérer
qu'en allant se racheter en prison. Le postulat de départ est donc simple, ce qui n'empêche pas le traitement que nous en propose le
réalisateur d'être d'une grande efficacité : rythme lent, montage labyrinthique et répétitif, abondance de gros plans qui nous rapprochent
de la psyché du personnage principal et de son cheminement rationnel, éclairages sombres, couleurs ternes et contrastes marqués
qui viennent relever tout à la fois la monotonie de son existence et l'horreur existentielle qui la sous-tend, dialogues minimalistes
qui permettent de mettre en valeur certaines unités de sens, tout concourt à faire de The Machinist
une oeuvre aussi belle que profonde. Nous allons voir, au cours des lignes qui suivent, comment Brad Anderson et son équipe s'y sont pris
pour aborder et surtout représenter à l'écran cette question cruciale qui est celle de la culpabilité.
Sur le plan de la narration, tout d'abord, le réalisateur a fait le choix de plonger le spectateur in medias res en
le mettant directement dans la peau de Trevor Resnik par le truchement d'une focalisation interne fortement marquée - on ne verra
littéralement que lui pendant tout le film à l'écran. Cela lui permet de créer le suspense nécessaire pour soutenir l'intérêt du public.
On veut savoir qui, quoi, comment, pourquoi. Tout comme Trevor. Très vite, on comprendra cependant qu'il s'agit d'une situation complètement
bloquée : le protagoniste exécute des tâches répétitives sur sa machine, se rend au même endroit tous les soirs à la même heure
et l'horloge digitale de l'aéroport
ne fonctionne plus qui affiche en permanence 1:30:01. De plus, Trevor Reznik, interprété par un Christian Bale au meilleur de sa forme (bien qu'ayant perdu
vingt-huit kilos pour l'occasion), montre tous les signes extérieurs du trouble intérieur : maigreur extrême, cernes noires et pâleur cadavérique, tout
dans son apparence tend à nous faire comprendre que quelque chose ne va pas. Son nom même, qui n'est autre qu'une référence au compositeur
et musicien Trent Reznor, dont la musique, enfance malheureuse oblige, n'a rien de bien joyeux, se fait l'écho de cette souffrance. Refusant de faire face à ses maux, Trevor
se condamne à revivre sans cesse la même journée, son refus n'étant autre que la cause du blocage initial. Il y a déni - jusqu'à
ce qu'Ivan, l'imperturbable élément perturbateur, vienne débloquer la situation. Car tout mécanisme fictif, à l'image de cette machine qui coupe le
bras de Miller, repose sur un dysfonctionnement.
Niant la réalité, c'est bel et bien dans une fiction que se réfugie Reznik : celle d'un quotidien sans relief dans lequel
il n'est pas obligé de se regarder dans le miroir de ses réflexions moroses. Las,
semble nous rappeler le réalisateur, c'est là le propore de la fiction que de nous
ramener à nous-mêmes, de se faire le reflet de notre conscience et de nous forcer à jeter un regard nouveau sur notre
réalité. En ce sens, c'est le film lui-même, plus encore qu'Ivan,
qui constitue l'élément perturbateur, Brad Anderson se trouvant être quant à lui le conducteur de machine idéal.
Et Reznik d'effectuer malgré lui - dans la machine, il ne peut qu'obéir au mécanisme et
se laisser happer par les rouages salvateurs de cette dernière - les manoeuvres qui lui permettront finalement d'ouvrir les yeux et de
se pardonner enfin son péché. Car celui qui refuse de réfléchir, d'admettre ses erreurs et de progresser meurt sans avoir jamais vécu - comme
se plaisent à le lui dire la pute et Maria, "si tu étais plus maigre encore, tu n'existerais pas" ("If you were any thinner, you wouldn't exist.").
Tant que persiste et perdure le refus, le film tourne d'ailleurs en rond qui nous ramène au point de départ (une scène hitchcockienne au cours de
laquelle Reznik se débarrasse d'un corps - celui de sa mauvaise conscience - en le jetant dans un fleuve),
les choses ne tournant pas rond dans la tête de Trevor.
Lors de l'une des dernières scènes, qui n'est autre que la première, le tapis dans lequel se trouvait enroulé
le corps d'Ivan s'avère être vide :
Ivan, comme ressuscité, revient d'entre les morts hanter Trevor afin de lui montrer son vrai visage - autrement dit le sient, puisqu'ils ne font
qu'un. En acceptant la nature
intrinsèque d'Ivan, Trevor Reznik peut enfin trouver le salut. Il est temps pour lui de porter sa croix, comme c'est le lot de tout un chacun.
Ce n'est d'ailleurs pas un hasard s'il fut aidé pour ce faire par une prostituée (Marie Madeleine ?) et le fantôme d'une certaine Maria - Marie ?
- dont le fils est mort sous ses roues. En rêve, il tentera de le sauver, comme pour se sauver lui-même et non plus se sauver comme un lâche, et
finira par leur trouver, à lui et sa mère, manifestement devenus des archétypes, quelque ressemblance entre lui-même et sa propre mère. En tuant l'autre, on tue toujours une part
de soi. Mais la roue tourne et doit absolument tourner. Comme la roue qui broya les os du petit, comme celle qui sectionna le bras de Miller
(interprété par Michael Ironside, qui se faisait déjà couper les bras dans Total Recall, oeuvre majeure de Paul Verhoeven
à laquelle fait très certainement
écho The Machinist par son oscillation constante entre rêve et réalité), comme la bobine d'un long métrage,
qui ne manquera jamais de nous mener d'un bout à l'autre du film. Il y aura rédemption, l'ombre faisant place à la lumière au cours des tout
derniers plans, dans la prison de Trevor. Dès lors, la fiction n'a plus de raison d'être et voilà qu'apparaît le générique de fin. Retour
à la réalité. Ou plutôt à cette fiction commune que l'on appelle réalité.
Le film se trouve tout entier résumé dans la scène de la fête foraine : Trevor emmène le fantôme du garçon qu'il tué faire un tour de
voiture dans une maison de l'horreur au nom pour le moins éloquent : Route 66. C'est l'enfer, qui les attend à l'intérieur, avec son lot de suppliciés,
de mots lumineux en lettres aussi capitales que la peine qu'ils supposent ("GUILT" - la culpabilité !), ses pauvres diables,
ses flammes et ses membres coupés - notamment
un bras (celui de Miller ? Miller signifiant en anglais "meunier", nous voilà de retour au mécanisme à rouages mentionné tantôt)...
A la sortie, le garçon fait une crise d'épilepsie et Trevor, voyant sa mère accourir, s'empresse de préciser en hurlant que ce n'est pas sa faute.
Ou comment condenser en quelques minutes une oeuvre de plus d'une heure et demie. Pour conclure, Brad Anderson nous offre donc avec
The Machinist un film équilibré, riche et beau, qu'on aura plaisir à regarder et, pourquoi pas,
à revoir, ne serait-ce que pour y retrouver le grand Michael Ironside (Total Recall, Starship Troopers),
l'ancien adepte du bras de fer qui, film après film, perd ses bras à tours de bras et qui,
semble-t-il, aurait par conséquent bien besoin d'un bon coup de main - à moins qu'il n'ait le bras suffisamment long, cela va sans dire.
Note : 8.5/10
P.S. : il y aurait bien sûr encore beaucoup à dire au sujet du Post-it collé sur le réfrigérateur de Trevor, sur lequel figure un pendu dont il lui
manque encore quatre lettres au début du film ("_ _ _ _ E R") et qui passera de MOTHER à KILLER en passant par MILLER, l'enfant pendu retrouvant alors...
son bras !
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