Nombre de tomes : 6 (dans la version d'origine en noir et blanc) ou 14 (dans la version colorisée par l'Américain Steve Oliff)
Années de parution au Japon : 1982 - 1990
Titre original : Akira
Genre : seinen
Créateur : Katsuhiro Otomo
Tandis qu'un gang de motards parcourt de nuit les rues d'un Tokyo futuriste autrefois dévasté par un monstre à la puissance atomique répondant
au doux nom d'Akira,
l'un d'entre eux, Tetsuo, manque écraser un petit garçon dont le visage est sillonné de rides. Arrive aussitôt l'armée, qui récurpère le
garçon doté de mystérieux pouvoirs et kidnappe Tetsuo pour d'obscures raisons.
Ce n'est là que le début d'une longue et douleureuse épreuve pour lui-même et ses proches. A son retour,
il semble en effet avoir considérablement changé, voire muté,
ce qui n'échappe pas à son meilleur ami, Kaneda : complètement drogué, Tetsuo ne souffre plus désormais la moindre
opposition, se met souvent en colère, absorbe pilule après pilule et fait, à l'instar des personnages du film Scanners (1981, David Cronenberg),
exploser
les têtes de ses adversaires par la seule force de sa pensée. Kaneda comprend dès lors,
avec l'aide d'un groupuscule extrémiste dont il a rencontré par le plus grand des hasards l'une des combattantes les plus farouches, qu'il
s'agit là d'une affaire qui le dépasse. Pris entre les militaires et les terroristes, il se résout malgré tout
à ne pas laisser entre leurs mains belliqueuses
son ami Tetsuo, dont il s'occupera lui-même, quitte à lui donner la mort. S'ensuit une série de péripéties de plus en plus invraisemblables,
dangereuses et spectaculaires, au cours desquelles Tetsuo découvrira sans le savoir
sa véritable puissance en détruisant, avec l'aide d'Akira, la ville de Néo-Tokyo, prendra le pouvoir au sein de l'anarchie, du désordre et
du chaos engendrés par cette fantastique explosion nucléaire,
verra le jeune Akira - projet de l'armée sous forme de petit garçon deveneu son protégé - vénéré par des hordes de pauvres gens désespérés que
sa puissance fascine et fera face aux assauts répétés de l'armée américaine pour protéger son nouvel empire tokyoïte avant de succomber sous
le poids de sa propre monstruosité. Jusque-là résistant à l'empire aux côtés des révolutionnaires, Kaneda, qui restera toujours, et ce malgré les
circonstances, le meilleur ami de Tetsuo, prendra soudainement conscience de l'enjeu politique de cette défaite et décidera de faire face à son tour à
l'ingérance des Etats-Unis dans son nouvel empire en combattant pour défendre son indépendance. Il fait alors
jour et son groupe de motards reprend enfin la route.
Comme on peut aisément le constater à la lecture des lignes qui précèdent, Akira propose à ses
lecteurs une intrigue pour le moins complexe où se mêlent science-fiction, politique et philosophie dans un univers de violence où
petites histoires et grande histoire se fondent et se confondent au détriment de protagonistes qui luttent avant tout pour leur survie, parfois
sans trop comprendre ce qui leur arrive. Or c'est là précisément le propre de toute guerre : l'individu, confronté seul à quelque chose d'absurde
qui le dépasse, tente par tous les moyens de rester en vie, faisant face à ses semblables devenus ses ennemis malgré eux. Ce n'est pas
du courage. Et ça n'a rien avoir avec un sens quelconque du devoir. Encore moins avec la défense ou le combat d'idées particulières.
C'est tout simplement de la volonté de vivre brute dans un contexte improbable. Improbables, les bombes nucléaire américaines lâchées sur
Hiroshima et Nagasaki l'étaient assurément. C'est d'ailleurs, comme nous allons le voir au cours des lignes qui suivent,
leur fantôme qui semble hanter le monument graphique imaginé par Katsuhiro Otomo d'un bout à l'autre.
Métaphore d'un Japon d'après-guerre dévasté par l'arme nucléaire au sein duquel les stigmates de l'explosion se présentent sous la forme d'un
cratère gigantesque, Akira nous montre une bande de jeunes
entre les mains desquels repose peut-être l'avenir du pays, des jeunes désoeuvrés, désorientés, démoralisés, en quête de repères dans un monde
qu'ils ne comprennent guère et qui ne les comprend pas davantage. Errant sans but à bord de véhicules futuristes, ils se battent à longueur
de temps, se droguent et font la course armés de barres à mine au beau milieu des ruines laissées par le cataclysme. On y bâtira bientôt
un stade olympique - à moins que n'y gise d'ores et déjà quelque chose d'autrement plus important. C'est précisément ce quelque chose
qui donnera un sens à leur vie : tapi dans l'ombre d'un centre de recherche souterrain sis au coeur même du cratère, un petit garçon attend patiemment
la venue de celui qui lui permettra de libérer à nouveau sa pleine puissance. Ce petit garçon, c'est Akira, véritable bombe nucléaire en
chair et en os - petit garçon se dit d'ailleurs en anglais little boy, ce qui n'est autre que le surnom donné à la bombe qui détruisit autrefois
la ville d'Hiroshima. Tetsuo l'impulsif est celui qui viendra le tirer de sa tanière. Et l'horreur de se reproduire alors.
Impuissante face au phénomène, l'armée japonaise se voit aussitôt remplacée par l'armée américaine dans la gestion de cette nouvelle catastrophe.
Akira et Tetsuo, nouveaux maîtres d'un empire chaotique, ne souffrent guère qu'on intervienne dans leurs affaires et repoussent ceux qui prétendent
venir en aide à la population par l'envoi de médicaments, de nourriture et de militaires.
Cette ingérance, leurs successeurs décideront de la combattre à leur tour, car deux empires ne sauraient en aucune
façon coexister. Ce sont donc les Américains, par leur impérialisme sournois, qui finiront par rassembler autour d'un socle de valeurs communes
toutes ces factions opposées que représentent les amis terroristes de Kanéda, les militaires japonais et leur colonel, les adorateurs d'Akira et
ceux de Lady Miyako, elle aussi rescapée des expériences folles dont naquit Akira naguère. On redoute peut-être que Tetsuo devienne un nouvel
Akira, mais on redoute peut-être plus sûrement encore de voir des étrangers s'octroyer le moindre pouvoir sur une terre qui ne leur appartient pas.
De la maîtrise de la puissance d'Akira et de Tetsuo dépend donc l'indépendance de l'empire tokyoïte et la fondation d'un nouvel Etat sur des
bases plus sereines. Autrement dit, en pleine guerre froide, c'est sur la maîtrise de la force nucléaire que repose l'indépendance de l'Etat japonais.
Dans cette entreprise tout aussi nationaliste que démocratique (les terroristes luttaient et luttent encore contre une forme particulière de
totalitarisme militaire), c'est, une fois n'est pas coutume, l'union qui fait la force. Tandis que Tetsuo se métamorphose lentement
en une entité mécanique monstrueuse digne du très cyberpunk Tetsuo (coïncidence ?), Kanéda et ses amis tentent
par tous les moyens de l'aider ou de le tuer car sa puissance, celle d'Akira, semble bien trop grande pour un seul être, et lui qui n'est motivé
que par des pulsions de haine et d'amour indistinctes n'entend rien aux injonctions de Kanéda, son ami d'enfance, plus mature et surtout plus
raisonnable que lui. C'est par conséquent en grande partie grâce à Kanéda qu'il finira, trop tard, par entendre raison.
Rendue totalement inoffensive par la disparition de Tetsuo, la force d'Akira n'est dès lors plus
à craindre par les Japonais, devenant au contraire un atout dans leur
difficile quête d'indépendance. Et le long récit de prendre fin de jour sur une lueur positive : Kanéda séduit enfin Kei, la belle et sauvage
révolutionnaire, et repart
avec elle et son groupe de motards sur la route du destin. On l'aura compris, ce que Katsuhiro Otomo nous dit
en rompant au beau milieu de son oeuvre l'histoire et l'équilibre de son univers par une deuxième explosion nucléaire, c'est que, comme disait l'autre,
ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort, à condition d'accepter de faire face et de faire front, de parvenir à
tirer quelque enseignement de ses faiblesses
afin d'en faire des atouts majeurs et d'apprendre à canalyser son énergie par le truchement de la sacro-sainte raison,
l'individu comme l'Etat ne pouvant se construire
que dans l'adversité.
Pour finir, il me faut ici mentionner, en sus de la grande richesse d'une intrigue tout aussi complexe qu'intelligente, la grande beauté
du trait d'Otomo, dont la précision confine à la perfection tant l'esthétique d'Akira se
rapproche du dessin technique, notamment lorsqu'il s'agit de représenter objets, villes et véhicules. Ce souci du détail se double
d'une grande vivacité de la narration, les cases s'enchaînant à un rythme que l'on pourrait qualifier de cinématographique. Enfin, le noir et
blanc de la version d'origine renforce considérablement l'aspect dur, sombre et violent de l'oeuvre d'Otomo, quand la couleur
ajoutée par l'Américain Steve Oliff se marie parfois mal aux trames utilisées avec parcimonie par l'auteur. Ainsi donc, si l'on peut
ne pas adhérer totalement au message politique de cette pièce maîtresse du manga d'anticipation, l'on aura plaisir à voir évoluer au fil
des tomes les relations qui se lient et se délient entre les différents protagonistes, de l'amitié de Kanéda et de Tetsuo à l'histoire d'amour
de Kei et de Kanéda, en passant par le rapport des résistants avec le colonel et le lien trouble qui unit Tetsuo et Akira, car il s'agit
avant tout d'une aventure humaine, trop humaine, tout comme on se délectera des dessins majestueux d'un Katsuhiro Otomo qui se trouvait alors
au meilleur de sa forme. Et ce n'est pas un hasard si cette oeuvre fut, à l'époque de sa parution
française et de la sortie dans les salles obscures de son adaptation cinématographique, le cheval de Troie par lequel le manga put s'introduire aussi
durablement dans notre paysage culturel. Pour le formuler en des termes plus synthétiques, il s'agit tout simplement d'un chef-d'oeuvre.
Note : 10/10
P.S. : il y aurait bien sûr encore beaucoup à dire au sujet d'Akira. En effet,
Katsuhiro Otomo ne nous parle-t-il pas également,
lorsqu'il expose cette difficile maîtrise d'une force brute infinie par
de simples être humains dans la recherche d'un ordre à partir du chaos, de la lutte éternelle du bien contre le mal,
de l'histoire de l'univers tel que nous le connaissons
et, peut-être plus sûrement encore, du processus douloureux qui se trouve à l'origine de toute création artistique ?
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