Année : 1984
Titre original : A Nightmare on Elm Street
Réalisateur : Wes Craven
Nancy et ses amis sont poursuivis sans relâche dans leurs rêves par un homme étrange portant chapeau noir et pull-over orné de rayures rouges
et vertes, armé de griffes
acérées et d'un humour grinçant. C'est à leur insu que ces adolescents découvriront qu'il s'agit en réalité de Freddy Krueger,
un meurtrier multirécidiviste qui, autrefois, assassina sauvagement nombre d'enfants du quartier d'Elm Street. Après un âpre procès,
un vice de forme permit à ce grand méchant loup d'échapper une fois encore à la justice. Fous de rage, les parents entreprirent alors de le brûler vif
afin de mettre un terme au carnage, gardant pour eux le secret de cet ignoble lynchage jusqu'au jour où leurs enfants, devenus grands, commencèrent à
mourir les uns après les autres dans des circonstances tout aussi horribles qu'improbables. Nancy, ne parvenant pas à convaincre le monde
des adultes de ce qui se passe, décide donc, avec l'aide de son petit ami (Johnny Depp, dont c'était là le premier rôle au cinéma)
de combattre elle-même ce croque-mitaine diabolique au péril de sa vie. Le cauchemar ne fait
que commencer...
Bien avant de réaliser Scream, Wes Craven dépoussiérait et parodiait déjà plus ou moins
le genre du slasher movie, initié par le Psychose d'Alfred Hitchcock en 1960 et défini par
le Halloween de John Carpenter en 1978, le mettant en abîme et le détournant pour y
injecter l'humour noir et l'excès qui marqueront la série des Freddy dans son ensemble et caractérisaient déjà le premier Evil Dead
(1981) de Sam Raimi, que Wes Craven cite par ailleurs
au cours de son film par le truchement d'un écran de télévision - ce qui n'est, bien évidemment, pas un hasard - et d'effusions de sang
grand-guignolesques. Au cours des lignes qui suivent, nous
allons voir que le réalisateur ne se contente pas ici simplement de jouer au jeu des références et des clins d'oeil typique du cinéma d'horreur, qui nous offre
en sus une oeuvre originale et riche de sens et de sang devenue, depuis, et ce non sans raison, l'un des grands classiques du genre.
Revenons pour commencer aux citations que le réalisateur multiplie dans Les Griffes de la nuit : tout d'abord, à
l'évidence, le gant griffu de Freddy n'est autre qu'une version originale et nouvelle du bon vieux couteau de cuisine dont les tueurs de Psychose et de
Halloween se voyaient affublés en leur temps dans leurs univers respectifs. Cette arme représente cependant plus que cela, puisque certains se rappelleront sûrement
l'avoir déjà vue dans un autre film de genre fort éloigné de celui qui nous intéresse ici, j'ai nommé Opération dragon, réalisé en 1973
par Robert Clouse, avec, dans le rôle des personnages principaux, Bruce Lee et, surtout, John Saxon, qui interprète justement le père de Nancy dans
l'oeuvre désormais culte de Wes Craven. Or, dans Opération dragon, c'était justement le grand méchant de l'histoire, Han, qui
portait au poing des griffes similaires, amenant Bruce à se perdre à la fin dans un jeu de miroirs tout aussi labyrinthique qu'inextricable
pour offrir aux spectateurs un
combat des plus épiques, à la manière
dont Freddy Krueger emporte ses victimes dans le monde des rêves, les plaçant ainsi face à leurs propres peurs, et donc eux-mêmes, afin de les mener à une
mort dès lors inéluctable, la lutte étant perdue d'avance. Ensuite, nous remarquons que le réalisateur prend soin d'associer son meurtrier démoniaque
à un lieu emblématique, Elm Street, une rue tout aussi banale (on trouve des Elm Street aux quatre coins des Etats-Unis) qu'imaginaire, dont le titre du film
comporte le nom, signifiant par là qu'elle est, à l'instar du manoir de Psychose, de l'école de danse de Suspiria (1977, Dario Argento),
de la ville d'Haddonfield dans Halloween, et
du camp de Crystal Lake dans Vendredi 13 (1980, Sean S. Cunningham), un personnage à part entière. Mentionnons enfin la première scène horrifique
du film, qui suit directement la bruyante fornication de deux jeunes adolescents et nous montre la jeune fille éventrée par un être invisible
dans la chambre du forfait, comme punie d'avoir cédé à la tentation du coït avant le mariage. Par là, Wes Craven reprend en substance l'une des règles
fondamentales du slasher movie, qu'énumérera d'ailleurs plus tard l'un des personnages de Scream, terminant ainsi
d'inscrire sa création dans une certaine tradition du cinéma d'horreur.
Une longue tradition de bons et de méchants aux mains d'argent.
Une tradition qu'il entend, nous l'avons dit plus haut, moderniser. Comment ? Eh bien justement en se réappropriant les codes du genre pour les sublimer,
après avoir pris le soin de nous ramener, par quelque détour onirique, à ses origines lointaines, le roman gothique anglais, conservant de ce
dernier l'archétype de l'héroïne innocente pour la faire cette fois se mouvoir, non plus dans les couloirs interminables d'une immense bâtisse médiévale,
d'un manoir ou d'un château, mais au sein d'un dédale infernal de
grilles métalliques, d'affreux fournaux et de tuyaux tortueux, le tout baignant dans une chaleur insoutenable, une humidité repoussante et des bruits plus
qu'inquiétants. Ce faisant, le réalisateur va jusqu'à citer quelques vers de Shakespeare tirés de Hamlet, célèbre histoire de fantôme qui avait
elle-même beaucoup inspiré Horace Walpole, l'auteur du premier roman gothique, intitulé Le Château d'Otrante (The Castle of Otranto (1764)) :
"Oh God, I could be bounded in a nutshell and count myself king of infinite space - were it not that I have bad dreams."
("Ô Dieu, je pourrais être confiné dans une coquille de noix et me compter le roi d'un espace infini, n'était que j'ai de mauvais rêves.")
Une citation qui fait d'autant plus
sens que Nancy doit affronter le fantôme d'un passé que sa mère voulait taire, le croyant mort et calciné. Freddy Krueger est, à proprement parler, un revenant.
Fruit probable d'une certaine culpabilité - ce n'est pas pour rien si sa dernière victime sera cette même figure maternelle, qui périra par les
flammes elle aussi. (Comme nous le rappelle un curé dans le film, "He who lives by the sword shall die by the sword." : "Celui vit par l'épée périra par l'épée.")
Après avoir pris le soin de remonter aux origines du cinéma d'horreur, et plus particulièrement du slasher movie, disais-je,
et s'appuyant sur un ressort bien connu de la littérature fantastique, l'hésitation entre le naturel et le surnaturel (Freddy Krueger existe-t-il vraiment ? Nancy
ne serait-elle pas plutôt complètement folle ?), Wes Craven apporte sa propre pierre à l'édifice en incorporant dans son film
un système d'auto-références et d'éléments métafictionnels (dont fait intégralement partie le retour aux sources mentionné plus haut) qui le met en abîme,
le plonge dans les profondeurs abyssales de l'auto-analyse au même titre que ses adolescents en pleine crise (à prendre également
au sens étymologique du mot, krisis renvoyant en grec au jugement, à la décision) se replongent dans le passé de leurs parents afin de comprendre
le cauchemar qui les hante et tente aujourd'hui de déchirer le voile du secret - littéralement, sous forme de gros plans dans lesquels les griffes du
meurtrier déchirent étoffes, tissus et chairs sanguinolentes.
Ce n'est cependant pas que le secret, que Freddy Krueger et ses victimes tentent de mettre au jour comme on déterrerait les os de
dinosaures, et c'est là ce
qui nous amène
à la question de la fiction, que pose inlassablement le réalisateur depuis ses débuts dans le cinéma. En effet, le meurtrier de Craven essaie
coûte que coûte de rendre possible l'impossible par le truchement du médium cinématographique, seul capable d'une telle prouesse,
c'est-à-dire de rompre la différence entre rêve et réalité - entre la représentation de la mort et la mort elle-même. D'où la phrase de
Marge Thompson, la mère de Nancy, lors de la dernière scène du film, où l'on se rend compte que les protagonistes sont encore, et ce peut-être
depuis le début, dans un cauchemar dont Freddy tire les ficelles : "I believe anything is possible." ("Je crois que tout est possible.") Evidemment,
puisqu'il s'agit d'une fiction. Un retournement de situation qui suit pourtant l'épiphanie de Nancy concernant l'irréalité de Freddy, ce dernier
ne pouvant dès lors plus rien lui faire. Du moins est-ce là ce qu'elle et le spectateur croyaient. A noter ici que cette fin fut plus ou moins imposée par les producteurs
au réalisateur, dans le but évident d'ouvrir une brèche pour d'éventuelles suites - qui ne tardèrent d'ailleurs pas à venir. Il n'en demeure pas moins
que cette chute, qui n'est pas sans rappeler celles de certains grands contes fantastiques ou, plus récemment,
de la série des Alfred Hitchcock presents, apporte une dimension supplémentaire au film, Freddy devenant ainsi l'avatar intradiégétique
du réalisateur. D'où peut-être son humour un peu particulier, son rire sardonique et, surtout, les couleurs de son pull, le rouge et le vert, qui,
complétées par le bleu des scènes de rêve, correspondent aux trois types de cônes qui permettent à l'oeil humain de percevoir les couleurs du monde
réel - c'est ce que l'on appelle la trichromie, qui sert également de base au procédé dit de la synthése additive, utilisé notamment dans les
salles obscures dans le but de produire, ou plutôt de reproduire aussi fidèlement que possible les couleurs. Autrement dit, Freddy, grand prince de l'angoisse et
roi du frisson, maître des
rêves, des songes et du mensonge, est un illusionniste semblable en tout point à son propre maître, Wes Craven, puisque, pour piéger
ses victimes, il produit des images, les monte (ou plutôt les coupe et les découpe), remplaçant ainsi la continuité chronologique par une continuité
logique (propre aux rêves selon la théorie de Freud, qui fut, depuis son élaboration, plus utile, disons-le une fois pour toutes,
aux artistes qu'aux patients...), et les agrémente d'un peu de musique et de bruitages, afin de faire monter la tension. Donc de capter l'attention.
Le griffu Freddy faisant de la sorte se fondre, à force de fictions et de frictions, les cris et l'écran, qu'il crève par un tour d'écrou.
Puisqu'il est maintenant venu pour l'auteur de ces lignes le temps de conclure, après avoir, il l'espère, montré, voire démontré
que l'oeuvre de Wes Craven mérite amplement son statut de grand classique - une réalisation
dont on retiendra également les deux scènes de bricolage (encore une
fois caractéristiques du cinéma d'horreur) dans lesquelles Freddy confectionne avec amour ses griffes, au début du film, pendant le générique,
tandis que Nancy prépare des pièges à la fin pour le neutraliser dans la réalité, le terrasser à la manière d'un Macaulay Culkin dans Maman, j'ai raté l'avion
(1990, Chris Columbus, qui rendait pour l'occasion le genre accessible aux plus jeunes en le rapprochant avec pertinence
des dessins animés à la Bip Bip et Vil Coyote) -, disons simplement qu'en ce jour d'Halloween, si vous n'avez pas encore vu Freddy
faire son cinéma dans Les Griffes de la nuit, c'est là l'occasion rêvée - si je puis dire - de combler
cette lacune. Sur ce, faites de beaux cauchemars...
Note : 9.5/10
Werna 2009-2023