Année : 1985
Titre original : The Stuff
Réalisateur : Larry Cohen
Un vieux mineur (non, ce n'est pas un oxymore) trouve par hasard une substance visqueuse blanche en marchant
dans la neige pendant sa pause. Plutôt téméraire, l'homme s'aventure à la goûter, se découvrant aussitôt une passion
pour ce machin, ce truc, cette chose incomparablement délicieuse et, surtout, des plus addictives. Il sent qu'il a trouvé là le bon
filon et se lance aussitôt dans le commerce de l'or blanc. Bientôt, un produit nommé The Stuff inonde le marché américain. On ne sait pas
ce que c'est, mais c'est bon. Et on le voit partout : sur les rayons des supermarchés, des plus grandes villes aux plus petits villages,
à la télévision, à la radio,
partout. Impossible d'y échapper et, comme le découvre à son insu Jason, un petit garçon plus malin que les autres, en voyant sa famille succomber plus
ou moins littéralement au plaisir mortel du Stuff, d'en réchapper. Car l'essayer, c'est l'adopter. Puis s'y soumettre jusqu'à la mort, l'hôte prenant rapidement
le contrôle du consommateur. Qui mange qui ? David Rutherford, spécialisé dans l'espionnage et le sabotage industriel, mène l'enquête,
au départ afin de couler une entreprise concurrente
de celle qui l'embauche. Il ne tardera cependant pas à unir ses forces avec Jason et la publicitaire chargée de la commercialisation du Stuff. Ensemble,
ils parviendront à trouver son gisement d'origine, combattre les "Stuffies" adeptes de cette gourmandise aussi infâme qu'informe
et mener une campagne de sensibilisation contre l'indicible liquide avec l'aide de quelques militaires
et d'une station de radio, non sans avoir fait exploser l'exploitation minière dans laquelle le Stuff coulait jusque-là des jours paisibles en
multipliant les bains.
Les années 1980 virent germer et gerber dans les salles obscures un florilège parfois peu flatteur et
flatulent de films d'horreur hauts en couleurs, au second degré assumé, dont les acteurs avaient
une fâcheuse tendance à surjouer et qui abordaient tous les aspects d'une société américaine décadente à
tout point de vue. Parmi ces films, certains connurent un certain succès, voire un succès certain (Les Gremlins (1984, Joe Dante), Invasion Los Angeles (1988, John Carpenter))
et d'autres ne connurent qu'un succès d'estime (Street trash (1987, Jim Muro), Toxic Avenger (1985, Lloyd Kaufman). The Stuff, de Larry Cohen
(Maniac Cop (1988)), ne
fait étrangement partie d'aucun de ces deux groupes, en raison d'une sortie discrète dans les cinémas américains et d'un manque évident de promotion, délaissé
par le public en
dépit de critiques dans l'ensemble assez positives. Nous verrons, au cours des lignes qui suivent, que cette oeuvre pour le moins sympathique
aurait très certainement dû et pu accéder au rang très prisé de film culte, au même titre qu'un Bad Taste (1987, Peter Jackson)
ou qu'un Critters (1986, Stephen Herek).
The Stuff, on l'aura compris, s'attaque ouvertement et avec la subtilité d'un éléphant dans un magasin de porcelaine
à la société de consommation,
dans laquelle une bonne publicité pourrait littéralement faire avaler n'importe quoi à n'importe qui, et où des
industriels peu scrupuleux sont prêts à vendre des aliments dangereux dont ils ne connaissent pas vraiment la composition tant elle est douteuse, tout ça
pour faire un peu - beaucoup - d'argent. Après tout, business is business. Le slogan, "Enough is never enough... of the Stuff"
(qu'on pourrait traduire par "Trop, c'est jamais trop, avec le Truc"), répété à l'envi pendant toute la durée du film, sous-entend qu'il s'agit là d'un
produit à consommer sans modération. L'absence de limite et de contrainte, tout droit héritée de l'idéologie paradoxalement ultra-libérale des années 1960 ("Il est
interdit d'interdire"), caractéristique de l'individualisme effréné de nos sociétés occidentales, devient ici la source d'une horreur alimentaire
sans précédent : en un rien de temps, toute la population se met à manger du Stuff, en remplit ses réfrigérateurs, en gave ses enfants et va jusqu'à refuser d'ingérer
quoi que ce soit d'autre. A quelques exceptions près, les gens perdent la tête et ces gloutons se laissent engloutir par leur insatiable appétit. Ils n'en ont jamais
assez. Dévorés par leur gourmandise, ils se vident littéralement de leur substance et leurs corps deviennent creux. A l'intérieur, uniquement du Stuff, du Stuff et
encore
du Stuff, qui coule et s'écoule par tous les orifices.
Ces corps creux ne sont pas sans rappeler le célèbre poème de T.S. Elliot, "The Hollow Men". Les Américains de Larry Cohen semblent
bel et bien avoir perdu leur âme en
s'empiffrant de junk food, un peu comme dans L'Invasion des profanateurs de sépultures, qui décrivait à son époque une invasion extra-terrestre
au cours de laquelle les envahisseurs prenaient possession de leurs hôtes en pénétrant leur cortex cérébral,
à ceci près que le réalisateur n'entend pas dans ce cas précis
dénoncer le péril communiste (auquel il fait néanmoins un clin d'oeil en montrant un colonel prêt à tout pour annihiler le Stuff, convaincu qu'il s'agit là
d'un produit de propagande socialiste), mais bien le péril consumériste. Ses excès, ses effets et son conformisme inhérent. Les publicitaires jouent et se jouent des
consommateurs en disant leur permettre par la marque de se démarquer, les poussant à confondre subversion et conversion et
pariant que nul n'y verra la moindre contradiction. Le Stuff est ainsi promu par des clips musicaux
aguicheurs où de jeunes rebelles gloussent et se trémoussent en avalant la mousse blanchâtre (référence
évidente à l'essor d'MTV), par un affichage féminin, glamour et sexy, des spots publicitaires plutôt kitschs (esthétique des années 80 oblige)
et un packaging accrocheur. Just eat it aurait pu tout aussi bien faire l'affaire en manière de slogan.
Quant au logo du Stuff, il adopte le style graphique arondi, voluptueux et coloré des
années 60, comme s'il s'agissait d'une nouvelle révolution (le terme faisant d'ailleurs depuis des lustres
partie de l'arsenal de choc des professionnels de la réclame), pacifique ("Faites l'amour, pas la guerre"),
infantilisant ("Big Mother is feeding you" - "La Grande Mère vous nourrit" -, semblent nous dire les pots de Stuff et plus généralement tous les produits
qu'on trouve en supermarché), stupéfiant (étymologiquement, "qui rend stupide"). Il ne faut pas prendre les gens pour des cons,
mais il ne faut pas oublier qu'ils le sont,
ironisaient les Inconnus, résumant assez bien le fonctionnement de la pub, cette pute qui nous vendrait une voiture avec une paire de seins. Et les moutons
d'obéir : le pauvre Jason en fera les frais qui subira la pression de ses parents et de son frère pour qu'il fasse comme tout le monde et se nourrisse exclusivement
de Stuff sous peine de rejet (le phénomène de pression sociale est bien souvent le premier promoteur
des produits phares, comme on a pu le constater avec l'iPhone).
Ce machin protéiforme est partout, tant et si bien qu'on finit par n'y plus faire attention. Combien de fois les protagonistes se feront-ils piéger par
ses adeptes à visage humain ? C'est bien là que l'horreur et le rire se fondent l'un dans l'autre au point de ne plus faire qu'un : au-delà de la satire sociale,
The Stuff propose, à l'instar du Blob et de son remake, un monstre amorphe et polymorphe, un avatar de la mort
et de son immontrable monstruosité. Comme dans The Thing (1982) et Invasion Los Angeles de John Carpenter, il est impossible de savoir qui est qui, qui a
été contaminé et qui ne l'est pas. Chocolate Chip Charlie (!), l'ami noir de David Rutherford, se fait à la fin convertir et manque mettre un terme au plan
du petit groupe de résistants ligués contre le Stuff. Mais il y a pire que le Stuff. Oui, comme toujours, l'horreur est humaine. Ce sont des hommes, des industriels
véreux, qui décident de se remplir les poches au détriment de leurs prochains. Rutherford l'a bien compris : après avoir liquidé le Stuff en ruinant sa réputation
auprès du grand public, il
se rend en haut lieu pour rencontrer ses promoteurs. David combat Goliath et c'est par l'humour et l'ironie qu'il l'achève en lui faisant manger des quantités astronomiques
de Stuff. L'arroseur arrosé. Loin d'être aussi optimiste qu'on pourrait le penser, Larry Cohen renforce le sentiment d'horreur en choisissant pour héros des représentants
du système (un saboteur industriel doué dans l'art de manipuler son entourage, une publicitaire aux talents remarquables, un militaire profondément
nationaliste) - autrement dit, nous sommes à leur merci et seule une volonté farouche de se conformer à des principes
moraux plutôt qu'à leur ambition pourrait les pousser à saborder leur propre projet. Le film vient d'avoir, en cette année 2015 d'où l'auteur de ces lignes s'adresse
à vous, chers lecteurs, trente ans. Aujourd'hui, nous pouvons l'affirmer sans craindre de se méprendre, le Stuff a plus ou moins gagné : la malbouffe
a envahi nos frigos, l'obsolescence programmée ne décourage pas les acheteurs de remplacer régulièrement des appareils de moins en moins utiles et les gens dans la rue
sifflent sans s'en rendre compte les airs des publicités les plus connues.
En conclusion, vous l'aurez compris, The Stuff, si ce n'est pas un chef-d'oeuvre, n'est cependant
dénué ni de charme ni d'intelligence, en dépit de quelques facilités scénaristiques
(David Rutherford a toujours ce qu'il faut quand il faut, comme en témoigne la combinaison de protection jaune qu'il sort de nulle part quand le besoin s'en fait sentir
au gisement de Stuff). L'ensemble est volontairement caricatural mais les acteurs ne jouent pas trop mal
(Michael Moriarty excelle dans le rôle de David Rutherford), la photographie est plutôt soignée, les effets spéciaux font leur petit effet,
les dialogues sont corrects et le rythme imposé par le montage est
fluide. On ne s'ennuie donc pas une seconde et le message passe dans la bonne humeur générale typique des petits films d'horreur des années 1980. Il serait dommage,
par conséquent, de passer à côté du Stuff. Enough is never enough... of the Stuff.
Note : 7.5/10
Werna 2009-2023